« Il faut faire rêver les gens » répétait sans cesse Sylvain !

Né à Paris près de la Butte Montmartre, il raconte son engagement dans la 2è DB, puis l’Indochine et les possessions françaises dans le Pacifique Sud. Ensuite, vous plongerez dans le Tahiti de Sylvain, celui de la belle époque… qu’il découvre dans les yeux de Jeanine.

C’est l’histoire d’une vie qui fera vibrer les âmes sensibles...

TAHITI JE T’AIME

PORTRAIT DE SYLVAIN PAR SON FILS TEVA

Je dédie ce livre à mon père et à ma mère, à la famille et à tous ses amis, aux enfants des engagés volontaires de la 2e DB du général Leclerc et bien sûr à tous les Tahitiens, notamment celles et ceux qui ont travaillé avec mon papa pour magnifier le mythe de Tahiti et ses îles.

Teva SYLVAIN

Lorsqu’il arrive à Tahiti en 1946, Sylvain percevait la photographie comme un formidable moyen de communication pour illustrer des articles de presse mais aussi pour remplir les albums de photos de famille. C’est à l’occasion de son périple en Indochine qu’il prend conscience de la valeur artistique que le photographe peut donner à son œuvre. Comme le peintre, le photographe doit trouver le nombre d’or des lignes dans l’image qu’il va créer. Il va lui donner un sens, une définition, un éclairage, un contraste et une expression, le tout devant apparaître avec un équilibre parfaitement stable. Le nombre d’or de cette photographie est respecté. Jeanine, sa muse, son égérie, son amour a de suite compris le message que Sylvain veut exprimer avec son Rollei. Désormais, elle deviendra son meilleur conseiller artistique, en plus d’être son mannequin préféré.

Je viens d’avoir 16 ans, à l’orée d’une vie d’aventures dont j’étais bien loin d’imaginer tous les rebondissements extraordinaires. Nous sommes en l’an de grâce 1936, trois ans avant le début des hostilités de la 2e Guerre mondiale.

Avant-propos

Trente ans ont passé depuis que nous nous étions attelés à cet ouvrage et chaque jour qui passe me laisse une étrange sensation, celle d’un fils qui n’a pas honoré une promesse faite à son papa. Croyez-moi, c’est une sensation terriblement frustrante. Pourquoi trente ans alors qu’en 1995 la maquette de ce livre était prête à passer sous les presses de l’imprimeur ?

Notre maman a souhaité prendre elle-même les destinées de ce livre. C’est donc sous la houlette de la grande maison d’édition Taschen qu’elle a publié un très bel ouvrage intitulé « Tahiti Sylvain ». Ce beau livre a été diffusé en plusieurs langues, il eut une excellente presse, mais en aucun cas cet ouvrage ressemblait au projet que nous avions projeté d’éditer avec papa. Quand bien même je dois saluer le travail remarquable de monsieur Gian Paolo Barbiérie. Ainsi pour satisfaire la demande de la maison Tashen et celle de ma mère, je m’étais engagé à ne pas publier d’ouvrage sur la vie de mon père pendant une période de cinq ans après la publication de « Tahiti Sylvain ».

Par la suite, pour des raisons de discorde familiale, que par pudeur et respect pour mon père je tairai, la publication de ce livre est restée longtemps en suspend …

Le temps fait toujours bien les choses de la vie, quelquefois il lui arrive même de les réparer.

Âgée de 95 ans et toujours alerte, ma mère a donné de vive voix à son tutélaire, monsieur Bernard Collorig, son accord pour que ce livre soit enfin publié. Je remercie chaleureusement monsieur Bernard Collorig d’avoir fait le nécessaire auprès de ma mère pour me permettre de publier cet ouvrage. Étant entendu que les royalties produites par les ventes seront entièrement reversées à ma mère.

Ce livre est l’œuvre inachevée de mon père dont j’ai repris le chantier avec l’aide précieuse de ma sœur Vaea. En effet, Vaea, comme notre papa, a hérité de l’ADN du génie et de la beauté. Immense artiste dans bien des domaines, elle exprime avec talent et beaucoup de puissance des idées fortes, des interrogations essentielles sur la vie aussi bien dans la peinture que dans l’écriture qu’elle manie avec la précision de notre tante Lydie. Son regard sur le monde ne laisse personne insensible, déjà par l’extraordinaire couleur de ses yeux verts. Je ne dois pas oublier notre sœur aînée Moea, belle comme le jour, musicienne de grand talent, encore une autre artiste dans la fratrie ; elle a suivi de très près l’élaboration de cet ouvrage. Ce livre est aussi l’œuvre de notre maman qui a tenu à raconter le Tahiti d’avant l’arrivée de son prince charmant et leur grande idylle.

Dans cet ouvrage l’amour est roi !

Je dois aussi remercier chaleureusement Monsieur Christophe Legrand président de l’Association des anciens du 501e RCC, qui est intervenu pour sécuriser les informations dont je disposais sur le parcours du caporal Sylvain pendant la Deuxième Guerre mondiale. Monsieur Legrand a fait preuve d’une grande gentillesse en m’apportant son aide et son savoir sur les faits de la guerre dont il a une grande connaissance. Je ne le remercierai jamais assez.

La vie de Sylvain est avant tout un extraordinaire hymne à l’amour doublé d’un vrai roman d’aventures, où se côtoient, en faisant bon ménage, la guerre et l’amour, ce qui illustre parfaitement ce qu’était Sylvain, c’est-à-dire un homme ivre du bonheur de vivre, un bonheur de vivre qu’il savait communiquer aux autres en toute circonstance. Sylvain fait partie de tous ceux qui ont formellement refusé le dictat de l’envahisseur nazi alors que le régime de Vichy était officiellement scellé.

Sylvain est connu à Tahiti pour son œuvre dans le monde de la photographie, de la musique et du cinéma. Son nom reste intimement attaché à l’imagerie légendaire de Tahiti. S’il n’a pas inventé le mythe de Tahiti, il l’aura incontestablement magnifié en lui donnant corps et âme, corps par la photographie, âme par la musique.

Cet ouvrage est un recueil de souvenirs, même s’ils sont incomplets ou inachevés ; ce sont des souvenirs qui présentent, bien sûr, un intérêt pour la famille et ses amis, mais aussi pour la collectivité, car il s’agit d’un artiste qui a façonné à travers son œuvre une certaine idée de la vie, une vie qu’il a tout de suite partagée avec celles des Polynésiens lorsqu’il découvre Tahiti dans les yeux de ma mère, un certain 27 octobre 1946.

Ce livre, je l’espère, fera aussi honneur aux enfants des anciens combattants de la Deuxième Guerre mondiale toutes nations confondues et surtout à ceux de la prestigieuse 2e Division blindée du général Leclerc dans laquelle le jeune homme de 23 ans s’est engagé à Temara pour la durée de la guerre.

Il m’a été nécessaire de retracer ville après ville et en détail tous les événements de la Deuxième Guerre mondiale qui ont marqué le périple de Sylvain, de Paris à Marseille, puis de Temara à Berchtesgaden en libérant Paris puis Strasbourg, pour me rendre compte à quel point le caporal Sylvain, conducteur de char de reconnaissance, est non seulement un véritable survivant miraculé du feu des nazis mais a surtout partagé, comme tous ceux de la 2e DB, cette soif de vaincre l’ennemi coûte que coûte, tout cela pour nous permettre de vivre librement.

Sylvain, père avec ses enfants, s’est montré très discret sur l’effroyable état d’esprit inscrit dans la devise de tous les combattants du 501e RCC « En tuer » ; il n’avait pas tort. Est-ce par pudeur qu’il ne nous en a pas parlé ?

Je ne le pense pas ; c’était surtout pour ne pas faire remonter inutilement à la surface toutes ses horribles images vécues, ne serait-ce que celle de son char, touché par un obus, qu’il réussit à ramener à sa base et dans lequel on trouvera anéanti d’une balle dans le front son capitaine de char, Adolphe-Marie Lespagnol, dans l’attaque de Brouville devant Strasbourg.

Cet ouvrage paraît après une longue gestation, ce dont il faut me pardonner même si j’en porte quelque part la responsabilité, mais je l’entreprends comme un devoir sacré pour mes enfants en premier et peut être même pour tous, autant que nous sommes.

En effet, nous n’avons reçu de notre père que de bons exemples, que de l’amour et cette bonté paternelle m’a toujours inspiré une certaine abnégation, car il était dévoué, désintéressé et profondément altruiste.

Ce portrait est juste celui d’un homme amoureux de la vie, vertueux, simple, cordial, fidèle, animé d’une gaieté naturelle qu’il faisait rayonner avec sa guitare et ses innombrables histoires drôles, bon esprit, accroché à l’honneur, au devoir, au sacrifice et à la vérité.

Si ce livre rend hommage à mon père, il rend aussi hommage à tous ces hommes et à toutes ces femmes qui partagent le même idéal de la vie.

Teva Sylvain

Mon fils et ma pomme

Comme La Fontaine, Sylvain nous a légué ses œuvres, que personne ne saura jamais réaliser avec autant de talent, ne serait-ce que la photographie de ce coucher de soleil qu’il a immortalisé devant chez lui à Punaauia. Si belle et si simple, cette photo résume toute la vie de Sylvain, beauté, douceur, harmonie. Et la dame assise sur cette pirogue, n’est autre que sa muse, son épouse, notre maman, qui semble se diriger lentement vers l’astre luminescent où l’attend Sylvain, loin loin loin derrière l’horizon.

C’est dans ces yeux-là que j’ai découvert « ma Polynésie ».

« J’ai déjeuné dans ses yeux »

Intro par Sylvain lui-même

Hôtel Saint-Cyr, Paris le 17 mai 1989

Ma vie d’aventures a été un jour complètement stoppée par un faisceau d’émotions d’une force incontrôlable : j’ai été « flashé* » comme on dirait dans le jargon d’aujourd’hui.

Elle était là, tout simplement là, je me rappelle seulement que j’ai déjeuné dans ses yeux, je n’ai aucun souvenir de ce qui s’est dit tout haut, de ce que l’on a mangé ni même de nos places à table mais c’est dans ces yeux-là que j’ai découvert « ma Polynésie », c’est avec ces yeux là que j’ai pénétré ce pays où les enfants sont rois, le racisme inconnu, où l’art de vivre prime toute chose, où la gaieté exaltante peut s’alterner sans transition ni regret avec la nostalgie, le rêve, la contemplation ou l’action immédiate – ce que nous appelons pompeusement le travail – ou même se conjuguer tout ensemble.

Après une guerre trop longue et insolente, l’habitude des armes, du bruit, du sang et de la haine, même avec une guitare à la main, il fallait un sacré choc pour troubler, transformer le guerrier et son repos ! pour lui faire une nouvelle naissance, pour lui redonner sa fraîcheur d’antan et laisser de nouveau ses dons resurgir et éclore.

*Vous l’avez compris, aujourd’hui, c’était en 1989, il s’agit d’un coup de foudre et pas d’un flash radar pour excès de vitesse ...

Merci « DESTIN », merci à toi qui m’a propulsé dans cette île, qui a voulu que je me trouve dès les premiers instants confronté à des êtres et des événements hors de notre temps, qui m’a offert un pilote, une amie, une compagne.

Une femme qui, en même temps qu’elle glissait son corps gracieux de Polynésienne dans les eaux transparentes de son lagon, m’immergeait, sans le savoir, et comme pour un baptême, dans une eau de jouvence à des années-lumière de la mienne, de celle de mon enfance et dans laquelle j’évoluais depuis le commencement de mon monde.

Bien sûr, je suis resté sur l’île, évidemment j’ai abandonné tous mes projets, mes programmes ambitieux et j’ai laissé repartir le bateau… Assis sur le quai, nous l’avons vu disparaître à l’horizon me coupant définitivement du reste du monde.

J’ai épousé « mes yeux », ma muse « TEHANI » et nous avons eu ensemble beaucoup de joie, d’enfants et de petits-enfants, tous artistes, Tahitiens et citoyens de notre planète – musiciens, peintres, photographes, danseurs et cinéastes, ou même tout à la fois.

Oh, elle me revient souvent en mémoire notre rencontre dont tout a dépendu, ce déjeuner en tête-à-tête sur un fil d’une autre dimension entouré de gens invisibles. Nous avions trouvé notre double, celui que l’on recherche des vies durant et que l’on ne trouve presque jamais ou si rarement… Le mien était aux antipodes, le sien aussi bien sûr, ce n’était pas évident du tout !

C’est le lendemain ou peut-être le surlendemain que nous sommes revenus sur notre terre et, sans nous concerter, avons ensemble envoyé à la poste nos deux télégrammes à nos fiancés respectifs mais déjà si loin de nous et de nos promesses d’autrefois…

La réponse de ma mère, elle, a mis un an pour me revenir – un bateau tous les six mois et pas d’avion – elle me félicitait pour mon mariage mais n’a pu s’empêcher de me demander, oh, très gentiment, quelle langue je parlais avec ma femme, celle précisément à qui je venais d’offrir « Regain » et qui découvrait à la fois Giono, Mozart, Bach et Monteverdi qu’elle adorait…

Tahiti était alors quasiment inconnue, confondue avec Haïti ou autre, un vague souvenir livresque de Jean-Jacques Rousseau et son « bon sauvage », mais c’était tout.

Quant à moi, il me paraissait impensable de garder toute cette beauté pour moi seul, je n’en avais pas le droit, je devais essayer de faire aussi ce cadeau aux miens, leur donner un peu de rêve en échange de Bach ou Giono.

Pour les émotions en retour, le processus devait pouvoir passer par le même chemin et j’avais un instrument pour le véhiculer : mon appareil photo. Je m’en suis servi.

Avec Jeanine, devant ou derrière l’objectif, pendant quarante-cinq années, nous avons réalisé des quantités de photographies qui courent aujourd’hui le monde. Jeanine a représenté avec bonheur « LA TAHITIENNE », c’était la première que l’on pouvait enfin poser sans crainte de dissonance à côté de la petite touffe de cocotier que chacun porte en soi, peut-être en souvenir de l’Éden. Ces longues tiges souples, échevelées, ondulant dans les alizés, plantées dans le sable brillant, entourées de lagons émeraude, celles-là même des légendes, de Suzanne et le Pacifique que Jean Giraudoux, lui, le poète, avait imaginé, inventé, mais que, pas un instant je pense, il n’aurait recherché en vrai…

Adolphe SYLVAIN

Notre « premier café de l’amour »

Jeanine représente avec bonheur la Tahitienne. C’était la première que l’on pouvait enfin poser sans crainte de dissonance à côté de la petite touffe de cocotier que chacun porte en soi, peut-être en souvenir de l’Éden ...

Sylvain photographié par son fils Teva...

Chapitre premier

Souvenirs d’enfance

Je suis né en 1920 à Paris, rue Montmartre, au niveau de la Bourse, dans le deuxième arrondissement, à côté du grand boulevard qui, à cette époque, était un peu le cœur de Paris. Les Champs-Élysées n’étaient pas encore très mouvementés. Sur les grands boulevards, les grands cafés, les orchestres sur une petite estrade, les restaurants épais et empesés où le tout Paris commercial et artistique se donnait rendez-vous, les théâtres, les cabarets, les camelots, tous étaient présents. Je me vois grandissant encore dans ce monde d’après-guerre, avide de fêtes et de gaieté. Les débuts de Charles Trenet à l’ABC, de Tino Rossi dont la voix charmait à longueur de journée dans les nouveaux magasins Monoprix. Les films parlants et en couleur apparaissaient dans les cinémas. La nouvelle formule d’éclairage permanent faisait un éclairage glauque et feutré.

Mon père avait une maison de couture et travaillait beaucoup à l’exportation, surtout vers l’Amérique du sud. Il créait ses modèles sur ma mère qui était d’une grande beauté.

Grands idéalistes, ils s’étaient rencontrés dans les réunions d’Espérantistes, une organisation extraordinaire dont le but était de promouvoir une langue internationale, facile à apprendre pour tous les Européens : l’Espéranto. Quel rêve merveilleux ! L’Espéranto a été lancé en 1887 par un médecin polonais, Ludovic Zamenhaf.

Ma mère avait été élue reine des Espérantistes ; j’ai encore des photos d’elle traversant Paris sur un grand char fleuri. Invitée dans toutes les capitales européennes, elle représentait la fondation qui, malheureusement, s’est éteinte doucement à la mort de son leader.

Nous voici réunis, papa, maman, ma sœur et moi au Studio Harcourt pour la photo de famille. Maman me tient la main. Nous ne devions pas bouger pendant quelques secondes pour réussir la photo. Cette photo exprime toute la tendresse qui régnait à la maison, une douceur que j’ai de suite reconstituée lorsqu’à mon tour je m’engage à fonder ma petite famille avec Jeanine qui m’aura comblé d’amour toute notre vie.

Promenade en famille, maman, ma pomme, papa et ma sœur Lydie

Papa et maman amoureux

Je suis dans les bras de papa, heureux, sous le regard attendri de Lydie, ma grande sœur.

Mon père Adolphe Schimsewitsch est né le 20 juillet 1886 à Lodz qui est la 3è ville de Pologne, appelée aussi le « Manchester de l’empire russe ».

Je suis au sein de « tchoun », ma maman Jeanne émilie Killian, née le 18 décembre 1888 à Paris, fille de Nicolas Killian (né le 23 novembre 1841 à Siersthal en Moselle) et de Louise Catherine Dillman, née au Havre le 1er avril 1850, fille de Jean-Charles Adam Dillman (né à Sarrebruck en1814) et Catherine Elisabeth Bailly.

Je suis maintenant dans les bras de ma grand-mère, Louise-Catherine Dillman, découvrant la planète bleue un beau jour de printemps, dans la capitale, Paris, le 19 avril 1920 au 149 rue Montmartre.

Ce petit poupon souriant à la vie, c’est moi

Mon père était avant-gardiste, il s’intéressait à tout ! Les nouveautés l’attiraient ; nous avions ainsi l’un des premiers postes TSF à six lampes avec les batteries, le système de recharge et le haut-parleur en carton argenté qu’il avait encastré dans le plafonnier de la salle à manger…

Il adorait la photo et au fur et à mesure que je grandissais, il me prenait avec lui pour m’initier à toutes ces merveilleuses inventions découvertes au début du siècle qui apparaissaient l’une suivant l’autre.

En sortant du laboratoire qu’il avait aménagé dans le fond de l’appartement, les yeux froncés par l’ambiance extérieure éblouissante après la lumière inactinique, il m’emmenait au musée des Arts et Métiers me faire découvrir l’avion de Ader.

Les yeux écarquillés et le cœur rempli d’avenir, j’admirais cette immense chauve-souris qu’Ader avait appelée l’Éole et qui n’était pas encore un avion. Clément Ader a fait cinquante mètres en l’air sur son Éole en 1891 au camp de Satory, me disait mon père.

Le soir, je filais sur le boulevard Montmartre me frotter à la foule et admirer les camelots qui faisaient leurs tours de passe-passe, borinets et les tours de cartes.

J’ai appris beaucoup de choses à cette époque ; elles m’ont tenu compagnie toute ma vie, notamment la guitare que m’a révélée un vieil Espagnol, malheureusement trop vite disparu du quartier. Après, j’ai goûté au virus. J’ai été obligé de réinventer seul cet instrument.

Dans les années 30, la guitare n’était pas du tout répandue en France. Je n’arrivais pas à trouver quelqu’un pour m’aider. Ma sœur Lydie était très bonne musicienne, mais elle, c’était le piano. Elle avait sept ans de plus que moi, nous nous retrouvions toujours avec joie pour chanter à deux voix.

J’harmonisais facilement et j’étais rempli de bonheur quand nos chants se mêlaient dans une même vibration. Plus tard, quand il faisait beau, nous rentrions ensemble à pied du Quartier Latin en passant par le Pont des Arts, face à l’Institut.

J’ai encore dans les yeux la lune énorme avec son halo tout près des toits de Notre-Dame de Paris et les reflets scintillants dans la Seine. Là, nous pouvions rester des heures, appuyés sur la balustrade en fer. Nous chantions les vieilles chansons du Moyen-Âge que je découvrais à la bibliothèque Mazarine et que je notais pour en transposer l’accompagnement du luth à la guitare.

Ces moments de plénitude sont restés cristallisés en moi comme une image pieuse devient un talisman qui semble pouvoir nous protéger.

Chanter à l’unisson à deux, dans un environnement exceptionnel, m’envoûte toujours. Quand je parle de ce décor du Pont des Arts, cela pourrait paraître bizarre pour moi qui, aujourd’hui, vit dans un des mondes les plus fabuleux, à Tahiti, devant la mer, devant l’extraordinaire île de Moorea, baignant dans un climat idéal où le beau temps prime sur les tempêtes.

C’est en soi que l’on habille son décor. La vie est véritablement une auberge espagnole, on y trouve ce qu’on y apporte et c’est ce complément qui nous permet d’être ce que nous sommes.

A treize ans, mon père m’a inscrit à l’école d’apprentissage de la Chambre de commerce de Paris pour y travailler l’ajustage, la fonderie, l’électricité, la menuiserie, le dessin technique, la soudure autogène.

Plus tard, j’entrais à l’École spéciale des Travaux publics à Cachan.

Jamais je ne remercierai assez papa de m’avoir donné des bases aussi solides.

En sortant de l’école, j’ai été engagé chez Alsthom. Ma première mission a été de construire un gigantesque transformateur commandé par le gouvernement du Japon, puis la guerre est arrivée.

Je me suis engagé au Ministère de l’Air au service de la Recherche aéronautique. Je pensais avoir quelques références en la matière, ayant été primé deux années de suite au concours Lépine pour des inventions que j’avais présentées en 34/35.

J’ai donc planché sur quelques projets dont les fameuses « bombes en béton », ce qui était annonciateur pour la période, puisque nous étions dans la phase de ce que l’on appelait à l’époque la « Drôle de Guerre ».

Puis, à la débâcle, j’ai été évacué en zone dite libre, à Toulouse pour soi-disant continuer la recherche. Or je ne faisais plus de la recherche, mais je voulais apporter ma contribution pour défendre la France contre l’envahisseur allemand.

Concernant mes études d’ingénieur, tout s’est arrêté là !

Lorsque nous chantions ensemble avec Lydie les vieilles chansons du Moyen Âge, j’étais rempli de bonheur dès que nos voix se mêlaient dans une même vibration.

Papa très sérieux aux commandes de l’avion de Ader.

Avec mon double nœud papillon, j’étais fier…

La guitare que m’a révélée un vieil Espagnol

Difficile de ne pas être fier, lorsqu’on est primé pour la 2e fois au concours Lépine.

Pour ma grue automatisée que j’ai inventée, j’ai été reçu au 32e concours Lépine qui a eu lieu au Parc des Expositions à Paris en 1934.

Test grandeur nature de la « Sylvette », j’en étais très satisfait.

CHAPITRE II

La Deuxième Guerre mondiale

La France s’enfonçait dans l’Occupation. J’ai tout tenté pour rejoindre de Gaulle à Londres, sans succès. Je suis descendu à Marseille à vélo pour trouver une filière de ce côté, et, comme beaucoup de jeunes gens dans mon cas, je « créchai » dans un immense hôtel, « le Paradis Bel Air », dans une toute petite chambre, presque une cellule. Mais j’entendais le soir une flûte qui distillait dans la rue du Paradis des airs d’un autre temps.

J’ai cherché parmi 200 chambres l’enchanteur du « Paradis Bel Air ». Lorsque la porte s’est ouverte, tout m’est devenu clair, j’avais ma guitare sur le cœur. Au bout de son cordon, nos musiques se sont immédiatement mêlées, une nouvelle vie d’aventures commençait. La guitare était mon amie de tous les instants. J’étais toujours avide d’apprendre d’autres chansons de notre folklore qui souvent se recoupaient avec les ballades anciennes que j’avais mémorisées depuis Paris. Nous étions deux ou trois à essayer de lancer les vieilles chansons dans les groupements de jeunesse. J’avais une réelle expérience de scène et d’entraîneur.

Mon nouvel ami Georges Weiss était très différent ; son bagage musical venait d’une toute autre source. En nous baladant dans les calanques autour de Marseille, nous avons mis au point un spectacle de duettistes très à la mode en ce temps-là.

La troupe de théâtre des Comédiens Routiers de Grenier et Hussenot, installée à Uriage, nous a accueillis en frères. Nous nous sommes instantanément intégrés dans la communauté…

Et nous avons fait la tournée de tous les grands théâtres de la France Libre, toutes les provinces les unes après les autres. Nous baladions nos paniers de costumes et de décorations dans un grand autocar à gazogène, jouant « Les Précieuses ridicules » de Molière ou participant à des spectacles de variété.

Georges et moi étions spécialisés, en plus de la comédie, dans les changements de décors. Et le public appréciait de plus en plus nos chansons. Nous étions les précurseurs des « Compagnons de la Chanson », et c’est Jacques Douai qui, aujourd’hui, a repris le flambeau. Il était arrivé un beau jour à Uriage pour apprendre la scène. Depuis, il a fait son chemin et est devenu un grand ami.

Je fixais également sur la pellicule les meilleurs moments et préparais la publicité.

A la fin du spectacle, nous avions toujours des admirateurs et des personnes intéressantes dont une jeune femme peintre qui m’a fait découvrir la peinture, la composition et le nombre d’or.

La vie de spectacle, surtout en tournée, a quelque chose de grisant, le décor change tout le temps, le public est toujours nouveau et imprévisible.

De plus, l’amitié qui nous unissait était notre force, nous n’avions pas de vedette, nous n’avions qu’un nom « Les Comédiens Routiers ».

Pas de jalousie, pas de rancœur ou de coups bas. Le spectacle seul comptait. Lorsque Olivier avait la grippe et devenait aphone, sa femme, Anne-Marie, l’attendait dans les couloirs pour lui donner son grog. Il y prenait goût et faisait de fausses sorties pour avoir son rhum et finalement terminait le spectacle ivre mort, mais nous ayant fait mourir de rire avec de faux textes de Molière que le maître n’aurait sûrement pas reniés.

Nous habitions donc à Uriage, au-dessus de Grenoble, précisément à l’école d’instruction des cadres, commandée par le « Vieux chef » Dunoyer de Segonzac. Dans ce superbe château étaient réunis en stage, les futurs préfets de France avant leur nomination.

Commencement de mon engagement

au service de la France Libre

Je faisais passer la frontière suisse à quantité de braves gens qui cherchaient à s’évader de la France occupée… Jusqu’au jour où je me suis fait prendre par les Allemands en Suisse dans un train. Reconduit à la frontière française, j’ai été transféré à la prison d’Annecy où je suis resté tout de même quelques mois avec tous les « droits communs » de la région (ils étaient souvent bien plus intéressants qu’on ne pourrait le croire).

J’étais arrivé à me faire apporter quelques livres de l’extérieur dont un qui m’a beaucoup marqué : « Quand les Cathédrales étaient blanches » de Le Corbusier, pour qui j’avais une profonde admiration depuis mon école des Travaux publics. J’ai finalement pu sortir de là grâce à mon défenseur, qui n’était pas un vrai avocat… mais bel et bien un envoyé providentiel du chef de l’école des Cadres d’Uriage : Pierre Dunoyer de Segonzac*.

Évidemment, je ne pouvais pas imaginer que mon chef, Pierre Dunoyer de Segonzac, avait connaissance de mes activités à la frontière. Mais c’était un grand chef et il l’a prouvé une fois de plus en me faisant discrètement évader.

4 équipiers E.I.F. château d’Uriage, le 4 novembre 1940

J’aimais bien prendre un moment de détente en fumant ma pipe ; à l’époque c’était la mode.

Nous formions avec Georges à la flûte et moi à la guitare, un duo irrésistible.

Les Comédiens Routiers de Grenier-Hussenot

A gauche Dunoyer de Segonzac, au centre Gabriel Nahas et à droite, le Père de Morand, moine d’En-Calcat. Source photo : Archives de l’Amicale des maquis de Vabre

* Pierre-Dominique Dunoyer de Segonzac (Toulon 10 mars 1906 - Paris 13 mars 1968), est un ancien résistant et général de brigade français. Après avoir combattu héroïquement à la tête de son escadron de chars 4e Cuirassiers près du Quesnoy, contre un régiment de Panzers appuyé par un régiment de fusiliers, et s’être battu jusqu’à l’armistice, il a été le directeur de l’École des cadres d’Uriage qu’il crée aussitôt après la défaite de 1940, avec l’appui du Secrétariat à la Jeunesse du Régime de Vichy. Résistant aux multiples pressions exercées par le régime, Dunoyer de Segonzac a ménagé à son école une grande autonomie qui lui a permis d’en faire un lieu de réflexion, vivier de la Résistance.

A la fermeture de l’école par le gouvernement Laval fin 1942, il entre dans la clandestinité et son équipe essaimera dans de nombreux maquis (le Vercors, la région parisienne, la Bretagne, le Nord...). Lui-même prendra le commandement des maquis du sud tarnais qui réunissent des juifs, des protestants et des catholiques avec lesquels il libérera les villes de la région (Castres, Mazamet, Béziers etc.). Constituant ses troupes en régiment (le 12e Dragons), il prendra Autun, entrera dans Nevers pour y faire jonction avec la 1ere Armée du général de Lattre. Il entrera en Allemagne après de très durs combats dans les Vosges.

Il a été nommé général de brigade en 1959.

Il a écrit des mémoires intitulés Le vieux chef, mémoires et pages choisies (Seuil, Paris, 1971).

Seul dans Annecy, j’ai pu alerter mes amis de base qui m’ont fait emprunter une route vers la frontière d’Espagne, me confiant de nouveau des évadés : 28 !

C’était une nouvelle filière de passeurs. Mais comme nous le craignions, ce n’était pas des purs. Nous avons été débusqués une fois de plus par les Allemands pendant que nos guides nous laissaient tomber. Bref, après beaucoup de pertes, nous sommes arrivés, quelques-uns jusqu’à Isaba, à 10 km de la frontière d’Espagne.

Nous étions sauvés des Allemands mais épuisés. Fugitifs en Espagne, arrivés sans aucun papier, l’aventure était loin d’être terminée ! D’abord, la prison à Barcelone, puis le camp de Miranda de Ebro.

A Miranda, 5 000 hommes, apatrides, survivants de la guerre d’Espagne, Européens de tout poil, Tchèques, Roumains, Slovaques, Hollandais, Allemands, Anglais, mais tous des purs.

Nous étions tous des écorchés vifs dans le cœur mais toujours vivants, puissants. Artistes, musiciens, idéalistes, remplissant d’admiration même les geôliers espagnols.

En tenue dans ma vareuse, j’étais bien protégé du froid, mais pas si bien que ça, surtout lorsque nous étions en activité dans les Vosges.

Le triste camp de Miranda de Ebro

Entre Hessle et Huggate, en Angleterre, les valeureux soldats de la France Libre en route pour défendre la mère patrie. Je suis assis sur la banquette avant du camion. Comme tous, nous avions subi un entraînement intensif et nous étions très anxieux de connaître la date du débarquement pour entrer en action.

Par chance, un nouveau colonel venait de prendre la direction du camp, et avec un ami, qui lui, a été libéré assez vite, j’ai essayé d’apporter quelque chose à notre vie misérable dans nos cellules. Nous avons imaginé de créer un cinéma permanent dans une des baraques qui était restée presque vide... Le nouveau colonel a apprécié tout de suite l’intérêt pour lui d’accepter nos propositions. En effet, du point de vue international, Croix-Rouge et autres organisations, cela tentait de prouver que ce camp n’était pas aussi féroce que l’on voulait le faire croire.

C’est ainsi que j’ai commencé une nouvelle vie qui durera six mois. Nous avons loué des projecteurs professionnels à Bilbao (location payable à terme échu), contracté un engagement avec une société de distribution de films, transformé la baraque en lieu de détente, fait venir un piano. Maurice Vander était le pianiste engagé, Witman, le décorateur, nous a fait des fresques extraordinaires avec un « Don Quichotte » particulièrement humoristique. Bref, le cinéma a ouvert un beau soir, pour ne jamais se refermer, ni de jour, ni de nuit pendant mon séjour. Quatre pompiers de Paris, déguisés en ouvreuses, maintenaient l’ordre et le guichet. Le prix d’entrée était de deux pesetas (raisonnable pour les prisonniers, chacun recevait un peu d’argent par son consulat respectif.) Cette opération est devenue florissante. Nous avons rapidement pu prendre un contrat bien supérieur avec la société de distribution et je projetais les meilleurs films du moment (Fantasia, Blanche Neige...)

Quand j’ai été enfin libéré (échangé par le gouvernement espagnol contre un sac de phosphate américain), le colonel du camp était tout triste de me voir partir. Il m’a demandé ce qu’il pourrait faire pour me faire plaisir. Je lui ai simplement dit que je souhaitais récupérer mon Rolleyflex qui était dans les mains du préfet de Bilbao.

C’est ainsi que je suis arrivé à Casablanca, sapé comme un Milord, mon sac rempli de Francs français (imprimés par les Allemands) que j’avais achetés contre de bonnes pesetas pour dépanner les Basques qui arrivaient de France. Mais oh surprise, la banque de Casablanca m’a changé ces horribles billets au pair ! En tout cas, cette petite fortune tombée du ciel a rendu bien des services à beaucoup d’amis. Je n’étais pas venu pour ça, mais pour faire la guerre et chasser les Allemands.

Je viens d’être libéré, je suis à Casablanca. L’Espagne est un souvenir, le camp de Miranda de Ebro se passera sûrement très bien de moi. J’ai laissé la direction du cinéma à un autre prisonnier, il était tout heureux.

Ici, il a fallu choisir. Le conseiller militaire, l’enseigne de vaisseau Legrand, m’a proposé de rentrer dans la division Leclerc qui n’était autre que la Colonne Leclerc du Tchad, augmentée d’une multitude d’engagés volontaires locaux, des gens comme moi passés par l’Espagne.

Évadés de France, nous étions dans un état d’esprit très violent et c’est une des raisons pour laquelle la division Leclerc était tellement crainte par les Allemands. Nous ne faisions pas de quartier avec eux.

Au début, j’étais très déçu, restant persuadé que mes travaux au service de la recherche au ministère de l’Air m’orienteraient automatiquement vers l’aviation. Seulement voilà, on m’avait bien dit que si je m’engageais dans l’aviation, j’avais très peu de chance de voler et de faire la guerre, en me précisant qu’avec Leclerc je débarquerai peut-être en France.

Un jour, j’apprends que quelqu’un dans l’entourage de de Gaulle à Alger me cherche avec insistance. Je téléphone et tombe sur ma sœur, j’étais estomaqué ! Elle aussi était passée par l’Espagne pour rejoindre de Gaulle.

Avec le Professeur Cassin, ils préparaient le retour de de Gaulle en France, et prévoyaient les lois qui seraient immédiatement applicables par son futur gouvernement.

Ma sœur Lydie Adolphe était une grande juriste. Sa thèse de doctorat en droit « Portalis et son temps » avait été couronnée par l’Académie française. Son sujet, la création du code napoléonien deviendra le Code civil de presque toutes les démocraties.

Ensuite, elle avait travaillé avec Bergson jusqu’à sa mort avant de s’évader de France.

Je n’ai pu aller la voir à Alger, je ne pouvais quitter ma compagnie et je ne l’ai revue que beaucoup plus tard à Paris lors de ma démobilisation au retour de Berchtesgaden. Oh ! mais de ma compagnie nous n’étions pas tous au complet. Des 70 qui ont débarqué à Saint-Martin-de-Varreville, Utah Beach, il n’en restait qu’une petite poignée à revenir. Nous étions une compagnie de reconnaissance, donc constamment sur le front, il faut le dire.

Lydie Adolphe, grande sœur de Sylvain, docteur en droit, a consacré sa vie à analyser les grands courants de pensée du monde intellectuel de son époque. Son ouvrage sur Portalis qu’elle qualifie de bon génie de Napoléon, est couronné par l’Académie française en 1937. Elle est passionnée de la philosophie d’Henri Bergson et explique la profondeur de sa pensée à travers trois ouvrages dont le célèbre philosophe disait d’elle qu’elle avait du génie. Lydie Adolphe faisait partie des éminences grises du gouvernement d’Alger créé par de Gaulle ; elle avait la mission de réécrire le code civil qui datait de Napoléon III.

à mon amie Lydie Adolphe en souvenir de mon père qui aimait parler de la philosophie avec vous.

J. Bergson. 12 novembre 48

La deuxième DB (Division Blindée)

Présentation du périple de Sylvain en opération dans la 2e DB durant la 2e guerre mondiale, selon les informations de son livret militaire.

J’ai eu le plaisir de faire la connaissance du général Buis, qui faisait partie du plus petit cercle des amis intimes de mon père ; c’était à Paris en 1989. Papa subissait avec succès une opération de la cataracte. J’avais 36 ans, il venait de me donner son feu vert pour le montage du livre de sa vie. Dans ce petit hall d’accueil de l’hôtel Saint-Cyr et des Ternes, nous bavardions de tout et de rien. Je devinais les liens très étroits entre mon père et Buis. La discussion s’est tout naturellement orientée sur la guerre. Il faut dire que nous venions de vivre les événements de la guerre du Golfe, de l’embargo sur le pétrole irakien, de la réunification des deux Allemagne, et des risques sur la paix mondiale ; rappelons qu’étaient encore de ce monde les dictateurs Pinochet, Kadhafi et Saddam Hussein.

Dans ma candeur de jeune Polynésien qui ne connaissait rien à la guerre, si ce n’est à travers la vision de quelques films et en ayant, à Tahiti, supporté les effets des expérimentations nucléaires françaises de Mururoa, je m’étais permis de dire que nous étions désormais à l’abri d’une guerre mondiale grâce à l’arme atomique. Buis ne partageait pas du tout mon avis ; il soutenait que les conflits persisteront toujours, surtout au Moyen Orient et que les guerres à venir se feront de manière traditionnelle avec des avions, des fusils et des chars d’assaut, et certainement pas avec l’arme nucléaire.

Trente ans ont passé, j’ai appris un peu plus sur l’état d’esprit de ces hommes hors du commun de la 2e DB grâce aux livres qu’ont laissé bien sûr Georges Buis mais également Erwan Bergot, Jacques Guillon, Repiton-Préneuf, Philippe de Gaulle...

Personne ne peut ignorer que l’homme du 18 juin était bien seul contre Pétain à défendre l’arme blindée « trop longtemps négligée par les responsables français » écrivait de Gaulle dans son ouvrage « Vers l’armée de métier ».

Apprenant l’appel du général de Gaulle, Georges Buis, officier de l’arme blindée stationné au Liban en 1940, s’évade pour s’engager dans les FFL. Affecté à la 2e DB, il prend le commandement de la 1re compagnie du 501e RCC en octobre 1943. Buis était en fait un spécialiste des chars d’assaut et mon père, passionné de mécanique, était un de ses élèves les plus rigoureux. Il n’est pas impossible que ce soit lui qui ait inventé cette lunette de mire que Buis présentait au général américain lors de l’inspection des chars le 13 février 1944, qui a par ordre du général été installé sur tous les chars américains.

Si après l’attaque de Pearl Harbour, à Hawaii, de Gaulle avait obtenu des Américains de quoi armer la 2e DB, l’état-major américain est resté tatillon sur l’honnêteté des Français avant d’autoriser la division Leclerc à faire campagne aux côtés des troupes US. Dans son livre sur la 2e DB, Erwan Bergot raconte avec détails l’état fébrile des hommes de Leclerc avant d’être reçus à l’examen de passage de la commission américaine afin de savoir si la 2e DB était apte à combattre avec les alliés américains. Personne n’aurait voulu être responsable de cet échec.

« Les deux semaines qui suivent l’annonce de l’inspection sont passées dans la fièvre, précise encore Bergot. Astiquage des véhicules, démontage et remontage des moteurs, des armes, des matériels, revues des paquetages, rien n’est laissé au hasard... Eggenspiller, le commandant de la compagnie d’appui du 2e R.M.T., exige que les matériels optiques soient démontés et remontés par les pointeurs, ce qui étonnera bientôt les experts américains dont la compétence ne va pas jusque-là…

Les inspecteurs américains en combinaison, n’hésitent pas à ramper sous les chars, dans la boue, pour détecter la plus minuscule tache de rouille. Ils décortiquent moteurs, boites de vitesses, mécanisme des canons, interrogent sans cesse pilotes, aides-mécaniciens, opérateurs de radio, tireurs ou canonniers.

Rien ni personne n’échappe à leur vigilance. Pas même les chefs de bataillon, qui en sont réduits à passer une fois de plus leur permis de conduire.

Les Américains se comportent en techniciens, en professionnels froids et impersonnels, ne se livrant à aucun commentaire, mais consignant toutes leurs observations sur un carnet qui ne les quittait pas… L’inspection dura 48 heures, dans la division régnait l’angoisse. L’atmosphère s’alourdissait. Et puis, le 14 février au soir, les Américains repartirent, sibyllins, laissant sans réponse la question que tous se posaient :

- Gagné ? ou perdu ?

Quelques jours plus tard, un télégramme laconique du haut commandement U.S. informe le général Leclerc que la division est désormais jugée apte à faire campagne. Un gigantesque hourra salue cette décision, largement méritée. La 2e DB vient de prendre son visage définitif, dira Sorret. Ces trois mois de formation n’ont laissé aucun répit aux unités. L’outil est affûté, d’un tranchant de plus en plus aigu. Efficacité, vitesse d’exécution, cohésion et surtout, résultat non négligeable, esprit de corps. Les différences ont été limées, laminées plutôt par la vie infernale que tous ont menée, les antagonismes ayant fondu au feu de l’entraînement.

Les hommes recrutés par l’adjudant Quentin pour combattre au sein de la 2e DB ne tiennent pas compte de leurs origines, de leurs couleurs, de leurs confessions. Qu’importe même qu’ils soient des déserteurs, des évadés :

Quentin veut juste se débarrasser des indésirables, des inaptes physiques ou ceux dont le moral flanchera.

Il menace d’exclusion tous ceux qui ne répondent pas aux critères stricts imposés par Leclerc lui-même. Attention, prévient-il, les Allemands sont de bons soldats : « pour les vaincre vous devez les surpasser. La victoire ne se donne qu’aux meilleurs, elle se cimente aussi avec du sang. Dites-vous bien que les soldats mal instruits se font toujours tuer bêtement. Vous n’êtes donc pas là pour vous faire tuer, mais pour vous battre, le plus longtemps possible, jusqu’à la victoire… »

- Je vous souhaite la bienvenue au 2e bataillon, dit Massu d’une voix aussi rugueuse que le personnage. J’espère que vous aurez à cœur de vous montrer à la hauteur de ceux qui vous ont précédés ici. N’attendez de moi, ni d’aucun de vos officiers la moindre indulgence. Appartenir à la 2e Division Blindée est un honneur qui se mérite tous les jours. Rien, jamais, ne sera acquis. Vous voulez la bagarre ? Vous l’aurez. En son temps. Mais auparavant il vous faudra apprendre votre métier ... »

La voix de l’adjudant Quentin, chargé de l’un des bureaux d’incorporation de la 2e DB, est neutre, au timbre volontairement officiel. Il faut bien se garder de toute connivence, surtout vis-à-vis de ces évadés de France qui ont surmonté le passage acrobatique des Pyrénées dans le froid ou la soif pour échouer des mois durant au sinistre camp de Miranda. Ils sont tous semblables, joues maigres, cheveux taillés « à la chien », yeux brillants de fièvre et d’excitation. Ce sont des purs, des irréductibles qui ne viennent pas à la division pour s’y planquer ou s’y refaire une virginité politique, mais pour combattre. S’ils se montrent parfois impressionnés par la jeune gloire des vieux de l’unité, ils se font fort d’égaler en bravoure les plus chevronnés des baroudeurs du désert ... dont la devise est « En tuer ».

Le 28 août 1943, sans hésiter, Sylvain est venu à Casablanca pour cela ; il signe son engagement dans la 2e DB pour la durée de la guerre ; il voulait faire la guerre à bord d’un avion, il la fera à bord d’un char de combat.

Durant les six mois de formation intensive au maniement des armes et l’usage de son char dans la 2e DB, n’y tenant plus, la musique lui manque trop, il obtient du lieutenant de Gavardie-Montclar, le commandant de son unité, l’autorisation de former une chorale avec les personnels du régiment. C’est ainsi qu’il devient chef de chœur, parallèlement à sa fonction opérationnelle, de la chorale régimentaire qui se fera entendre pour le plus grand plaisir de tous, y compris des Rochambelles au Maroc puis en Angleterre.

L’Angleterre où il arrive à Port Talbot le 22 avril 1944. Trois jours plus tard, il est dirigé sur Hessle au camp de Franly Both puis déplacé sur le Camp Huggate le 3 mai 1944 pour une durée de deux mois, ce qui lui permet de découvrir l’Angleterre et de l’apprécier.

Le 23 juillet 1944, toute la compagnie est dépêchée à Bournemouth puis, le lendemain, à Weymouth, d’où Sylvain sera en opération pour le débarquement sur la France.

En provenance de Weymouth, le caporal Sylvain, premier mécanicien aux commandes du char Stuart baptisé « MANTOUE », qui appartient à la 3e section de la 4e compagnie du 501e Régiment de Chars de Combat (501e RCC), débarque en France le 3 août 1944 sur la plage de Saint-Martin-de-Varreville, baptisée Utah Beach par les Américains.

Sa section est principalement engagée auprès de la 1re Compagnie que commande le capitaine BUIS.

La division Leclerc compte 200 chars d’assaut, 16 000 hommes, 4 200 véhicules, 600 canons et 2 000 mitrailleuses. Elle est intégrée à la IIIe Armée US (320 000 hommes et plus de 2 000 blindés) que commande le fougueux mais non moins génial général Georges Patton. La rage au ventre, les soldats et leurs matériels dégagent au plus vite du ventre des LST échoués sur la plage, pressés d’en découdre avec les Allemands.

Les ordres parvenus au sous-lieutenant LESPAGNOL, puis transmis au sergent TORRES, son chef de char, sont de se rendre directement à Lessay (Manche), ville que les Américains, sous les ordres du colonel Bernard McMahon, ont libérée des Allemands le 27 juillet 1944 après de violents combats.

Du ventre du L.S.T., un Sherman s’élance sur la plage en direction de Saint-Aubin.

Le 6 août 1944, la 2e DB fait mouvement vers le sud. La 4e compagnie s’installe dans le secteur de Saint-Aubin-sur-Terregatte, où elle séjourne ces deux jours avant d’effectuer un grand mouvement via Vitré et la banlieue nord du Mans qui l’amène le 10 août à Ballon. Le 12 au petit jour, le général LECLERC entre en tête de l’avant-garde dans Alençon à bord de sa Jeep. La 2e DB s’empare d’Alençon qu’elle dépasse et poursuit l’ennemi dans la forêt d’Écouves, vers Carrouges et Écouché.

Sylvain participe à l’affaire de la Poche de la Falaise-Argentan où les Allemands se retrouveront coincés par les Américains en provenance du sud et par les Britanniques qui arrivent par le nord. C’est pour les engagés volontaires de Témara, dont fait partie Sylvain, le véritable baptême du feu. Cette affaire sera la dernière offensive allemande planifiée par Hitler lui-même qui se sentait trahi par ses généraux, après, il est vrai, avoir fait l’objet d’une tentative d’assassinat le 20 juillet 1944.

Les troupes ennemies complètement affaiblies, la retraite de la Wehrmacht de la Poche de Falaise, malgré une résistance efficace, signe pour les Allemands le début de la fin ; face à cette défaite des forces de l’Axe, les troupes alliées reprennent complètement le moral. Le Général Von Kluge, en charge de défendre les positions du Führer, a vu ses hommes se rendre en masse ; il donne alors l’ordre de la retraite générale à la 7e armée, abandonnant sur place armement et véhicules. Il écrira avant de se suicider que cette affaire n’avait aucune chance de succès. Quand à Hitler, le soir du 15 août 1944, en conférence avec ses officiers, il avouera que cette journée avait été la plus atroce de sa vie.

L’Armée américaine, grâce au décodage d’Enigma constate l’état catastrophique des forces allemandes et leur incapacité à se renforcer.

Le 21 août, Leclerc outrepasse les ordres du général Bradley, son supérieur hiérarchique, et décide d’envoyer une compagnie d’infanterie blindée légère en reconnaissance sur la capitale. C’est le détachement de Guillebon, un groupement léger d’automitrailleuses et d’une section d’infanterie sur halftracks. De Gaulle approuve cette insubordination et fait pression sur Eisenhower pour changer le plan des Américains.

C’est ainsi que le général Leclerc apprend que Paris est entré en insurrection. Il intime à ses troupes de garder à l’esprit qu’elles doivent rester disponibles à tout moment après avoir pris connaissance de la situation à Paris. Sylvain, Parisien de naissance, qui connaît Paris comme sa poche et même mieux que le guide Michelin est du même avis que Leclerc, Buis, de Guillebon et tous ses proches. Depuis le 19 août 1944, de quartier en quartier, Paris s’est soulevé, exposant sa population aux représailles des Allemands qui se sont préparés à faire sauter la capitale en cas d’insurrection incontrôlable.

Or c’est bien la situation qui se profile.

Les Parisiens grossissent la foule autour du parvis de Notre-Dame où les drapeaux tricolores fleurissent ; de même à la préfecture de police comme à l’Hôtel de ville. Depuis le 15 août, la police parisienne est en grève, mais elle a repris soudainement du service à la préfecture, mais pas pour soutenir l’assaillant teuton. 600 barricades surgissent dans tous les quartiers de la ville. Les F.F.I déploient les forces de leur guérilla sur les instructions du colonel Rol-Tanguy, commandant des forces françaises de l’Intérieur, qui tente de prendre le contrôle de la ville, l’exposant au grand danger d’une destruction massive prévue par le Führer dans ce cas précis.

Malgré l’intervention du consul général de Suède Raoul Nordling auprès du général Von Choltitz, les Allemands n’en démordent pas. D’autant qu’ils maîtrisent parfaitement les grands rouages de la capitale à partir de l’hôtel Meurice.

Les Parisiens bouillonnants pressentent la présence des forces alliées mais ils ignorent que libérer Paris n’est pas du tout une priorité pour le général américain Eisenhower, surnommé Ike.

Ce dernier a déjà contourné la ville par l’ouest et par l’est. En effet pour les Américains, libérer Paris, une ville de deux millions d’habitants intra-muros et sept millions avec la périphérie, posera des problèmes insurmontables et de ce fait capterait un imposant dispositif militaire qui ralentirait beaucoup trop l’objectif final.

De Gaulle n’est évidemment pas de cet avis !

Et pour faire plier le général américain qui ne sait raisonner que militairement, de Gaulle menace de lui retirer les forces de la 2e DB, ce qui signifierait, pour le général américain, un risque beaucoup trop grave qu’il ne peut pas assumer pour attaquer les forces nazies basées à Strasbourg. D’autant plus que l’Amérique est sérieusement impliquée dans la guerre du Pacifique. Les Etats-Unis ne peuvent pas risquer de mettre en cause les accords pris avec de Gaulle concernant Bora Bora et la Nouvelle-Calédonie. En effet, depuis l’attaque de Pearl Harbour, ces îles sont devenues les bases arrière du ravitaillement de la flotte américaine en cas de débordement de l’attaque japonaise sur l’Australie et la Nouvelle-Zélande. De Gaulle, en menaçant de retirer le concours de la 2e DB aux Américains, réussit d’un seul coup de semonce à se faire comprendre d’Ike, l’intransigeant général américain. A 18 heures, le 22 août 1944, au grand dam du président des Etats-Unis, de Gaulle obtient le feu vert américain pour lancer Leclerc sur la capitale.

Immédiatement informé, le général Leclerc reçoit enfin l’ordre du général de Gaulle de foncer sur Paris. Vers 22 heures, le PC de la Division rédige les ordres de mouvement ce qui signifie parcourir 210 km en une journée. Il y a urgence. Partie aux premières heures du jour le 23, la division Leclerc progresse à toute allure et se retrouve sur une ligne Rambouillet-Limours dans la soirée. Le lendemain matin, les combats font rage aux portes de la capitale face une résistance allemande coriace. Le caporal Sylvain avec son équipage, se trouvent au petit matin du 25 août 1944 devant Paris où ils pénètrent par la porte d’Orléans à bord de leur char MANTOUE. Ils participent à la Libération de Paris et se trouvent devant le Sénat lors de la reddition de la garnison allemande en fin de journée.

Le 8 septembre 1944, la 4e compagnie reprend l’offensive vers l’est. Le caporal Sylvain participe avec elle à la campagne des Vosges qui commence par une manœuvre sur Vaudeurs jusqu’au 11 septembre puis c’est l’affaire d’Andelot-Blancheville.

Il est ainsi présent à Châtel le 18 septembre, puis à Damas-aux-Bois le 20 septembre. Le 2 octobre, Sylvain participe activement aux durs combats de Rambervillers - Anglemont puis il est en stationnement à Roville-aux-Chênes jusqu’au 11 octobre avant d’être envoyé à Fauconcourt jusqu’au 30 octobre.

Il est en mouvement sur Chenevières dans le secteur nord-est de Baccarat, prend part aux terribles combats d’Hablainville, de Merviller et de Brouville où le caporal Adolphe Sylvain est cité à l’ordre du Régiment avec l’attribution de la croix de guerre avec étoile de bronze par le général Leclerc lui-même.

Sylvain est en stationnement à l’est de Merviller du 5 au 15 novembre puis reprend le mouvement sur Reherrey et participe aux combats d’Alsace.

Il est ainsi présent lors des combats pour la prise du Fort Joffre qui fait partie de la ceinture défensive de Strasbourg et se trouve dans le char qui suit celui de son chef de section qui y est tué d’une balle dans la tête.

Extrait de la citation à l’ordre du régiment

’Mécanicien de char de haute valeur le 31 octobre 1944, lors de l’attaque de Brouville, a fait preuve du plus grand sang-froid en ramenant son char touché par un obus. A ainsi permis à son chef de char de signaler l’emplacement de l’arme anti-char ennemie qui fut détruite’

L’amiral Jacques Guillon relate dans son livre « de Carthage à Berchtesgaden » cet épisode noir qui leur glace le sang :

… Gabillard me rejoint à ce moment ; il est tout heureux de me dire que le premier pont, celui d’Achenheim, était lourdement miné. C’est le dernier véhicule de la colonne, un char de dépannage un peu attardé (le MANTOUE), qui l’avait découvert en voyant sortir de dessous six Allemands qui attendaient patiemment d’être seuls pour s’en aller. Il les avait obligés à neutraliser les charges.

Un pont, encore un, barre la route, mais cette fois c’est un pont en dessous du chemin de fer. Les parois en sont tapissées de paquets de « pétards » soigneusement assemblés, de marmites pleines d’explosifs, le tout disposé en grand ordre et relié par des fils. A cet endroit, la chaussée est creusée pour augmenter le tirant d’air sous la voûte, et elle est submergée sur une quinzaine de mètres. Les chars légers se sont arrêtés, hésitant à s’engager dans ce bourbier qui peut cacher n’importe quel piège ; et quand j’arrive près d’eux, ils me montrent le corps de leur chef, le sous-lieutenant Lespagnol, qu’ils viennent de débarquer, il a été tué d’une balle dans la tête, il y a une minute à peine.

Je fais appeler le sapeur qui entre dans l’eau avec deux aides, fourrageant des bras à ras de terre, jusqu’à ce que l’un d’eux trouve une petite boite métallique qu’il sort précautionneusement. C’est un détonateur qui aurait tout fait sauter si le char était passé dessus…

Le caporal Sylvain ADOLPHE reçoit une nouvelle citation à l’ordre de la Brigade pour son comportement.

Extrait de la citation à l’ordre du régiment

« Membre de l’équipage d’un char léger de tête, le 23 novembre 1944, lors de la progression sur STRASBOURG. Cet équipage a par son audace et sa décision, empêché in extrémis la destruction des deux ponts minés de HOLTZHEIM et du FORT JOFFRE, malgré la réaction de nombreux ennemis ».

À bord de leur dernier char l’Arcole, le chef de char sergent Torres, François Bienvenue, Alain Raphaël et le caporal Sylvain

La compagnie reste quelques jours en périphérie de Strasbourg ; durant cette période, Sylvain passe sur le char ARCOLE en remplacement d’un membre d’équipage évacué. Il participe ensuite aux effroyables combats de décembre 1944 jusqu’à la fin du mois de janvier 1945.

Après la bataille de Grussenheim où sera anéantie la 2e section de sa compagnie, il participe à l’exploitation de la prise de ce village et est cité une troisième fois pour son comportement lors des combats du bois d’Elsenheim.

Sylvain est envoyé en mission à Paris le 7 février 1945.

Il rejoint sa compagnie à l’issue de son voyage et participe ainsi à la campagne d’Allemagne avec les équipages présents au Berghof.

Extrait de la citation à l’ordre du régiment

« Membre de l’équipage du char ARCOLE, a, par sa compétence, et son courage, permis le 31 Janvier 1945, dans le bois d’ELSENHEIM, et dans des conditions très dures, sous un feu violent d’artillerie et de mortiers, la progression de l’infanterie amie jusqu’à l’objectif assigné ».

Temara (Maroc) de septembre à décembre 1943

La division s’est formée à Rabat. C’est là que nous avons touché un nouveau matériel « américain » cette fois, les anciens de la Colonne Leclerc étaient équipés de matériel « anglais ». Nos chars dernier cri de la technique !

Dans ma compagnie, la 4e de reconnaissance, nous avions hérité de petits chars légers, surnommé « Stuart » par les Anglais et « Honey » par les Américains, M3A3 (14,5 tonnes quand même), qui avaient la particularité de pouvoir aller très vite sur les routes grâce à des patins de chenilles en caoutchouc et à un moteur à essence très puissant (moteur d’avion adapté), le Continental R-975C-1, neuf cylindres en étoile, qui nous permettait d’aller jusqu’à 70 km à l’heure.

Nous avions 400 litres d’essence dans nos réserves et avons appris plus tard à nos dépens qu’au moindre accrochage, nous pouvions facilement servir de torches de balisage. Il n’était pas question de se retourner même un tout petit peu au risque de se retrouver avec la tête réduite au four comme les primitifs de Nouvelle-Guinée.

En Angleterre, la division est cantonnée autour de la ville de Hull (Kingston upon Hull), attendant le jour du débarquement, mais évidemment pas inactive. Dans la journée, on brique les chars et le soir venu, on s’enfourne dans le Dodge et la chorale pour partir charmer les « WAAF cadettes » ou autres communautés (WAAF pour Women’s Auxiliary Air Force).

Nous avons chanté un peu partout. Les Anglais sont beaucoup plus mélomanes que l’on ne le croit en France. Nous avons été accueillis par les Anglais d’une façon inoubliable mais oubliée puisque tous mes amis de la chorale sont morts aujourd’hui, presque tous pendant la guerre.

PÉRIPLE DU CAPORAL SYLVAIN durant la Deuxième Guerre mondiale, dans la 2e DB

Nous ne sommes que les quatre derniers survivants, Alain Raphaël, François Bienvenue, Claude Clauzel et moi.

ITINÉRAIRE du caporal sylvain dans la 2È DB du GÉNÉRAL LECLERC pendant la Deuxième Guerre mondiale

Le salut de la première province délivrée dans un nuage de poussière, « La Haye-du-Puits ». La Normandie s’estompe…

Libération de Paris

Après Royan, Berchtesgaden. Le Berghof brûlait encore quand une section du Tchad le conquit.

Libération de Strasbourg

Le caporal Sylvain fier de son engagement dans la 2e DB

Débarquement en Normandie, plage Saint-Martin-de-Varreville, Utah Beach, le 3 août 1944

Branle-bas de combat dans le camp Huggate, quatre heures du matin : en un instant, toute la division, 15 000 hommes, est sur son axe après des mois d’attente. Une organisation éblouissante ; nous nous retrouvions dans une forêt recouverte de filets de camouflage fourmillante de vie.

Nous avons débarqué en Normandie, partis d’Angleterre de Portsmouth après un voyage de dingue dans le ventre d’un L.S.T. (Landing Ship Tank), navire de débarquement armé par l’US Navy et la Royal Navy. Escortés par les avions dessus, les sous-marins dessous, une ligne droite immuable obligée par la proximité des autres bâtiments à gauche et à droite. Une mer quasiment démontée, les marins de la Royale aussi, malades comme des chiens presque autant que nous. C’est à ce moment que j’ai découvert que je ne serais jamais malade en mer. Je crois que j’étais le seul à tenir le coup, très fatigué mais une faim de diable. Je suis 1er mécanicien sur le char MANTOUE, mon chef de char est le sergent TORRES, le tireur est le chasseur MARTINY et le 2e mécanicien est le chasseur POIRSON. Nous sommes la 3e section commandée par le sous-lieutenant LESPAGNOL qui sera hélas tué devant Strasbourg le 23 novembre 1944.

Me voici pelotonné dans mon char. Dehors, le brouillard sévit de toute son humidité : par moment, il laisse la place au soleil et toute la pureté du ciel semble pénétrer en nous. Décidément, le char est notre « chez nous », c’est le seul endroit où nous nous sentions à l’abri, il est comme une bête dont nous habiterions le ventre ; chaque recoin nous en est connu, nous savons que notre jambe, par exemple, peut pénétrer entre le tableau de bord, la pédale d’embrayage et l’arbre du barbotin.

Autour de nous les « biffins » sont vautrés dans la boue, les trous qu’ils ont creusés hier soir en arrivant sont maintenant pleins d’eau.

Mes muscles portent encore les traces de la fatigue de la journée d’hier. Si encore nous pouvions nous étendre ! Mais non, nous avons passé cette nuit dans la même position que le jour.

Si j’avais entendu « moteur en route ! », je crois que, même sans me réveiller, j’aurais pu le faire partir. Oui, mais ce matin ce n’est plus pareil, le char est glacé, les pieds aussi, et les yeux sont comme si dans la nuit une petite araignée avait tissé une toile qui les eût cousus, le menton crisse partout où il touche, la peau est poisseuse, la bouche rêche, avec une petite boule dans la gorge qui donne envie de tousser gras - et puis, petit à petit, les souvenirs de la veille reviennent, un à un… « Avance - doucement - à gauche - pas tant, bon dieu ! - stop - vas-y, à fond - stop - vrac… on est touché ! - marche arrière, toute… recule – merde on est dans le fossé - vas-y toujours - à droite toute - en avant… » Et puis, le retour. J’ouvre le volet, l’obus a ripé sur la droite du char, l’aile est découpée et frise comme du vulgaire papier qui aurait brûlé. « On a eu un pot, comme ça ! ».

Maintenant, je ne transpire plus du tout, je suis gelé, mes pieds sont comme deux glaçons, le soleil est froid.

L’artillerie tire de toutes parts, on ne sait même plus de quel côté ça vient, si on doit avoir de la sympathie ou de la rancune pour tel ou tel sifflement. Non, décidément, ce n’est pas drôle du tout. Et puis, je ris tout seul, je pense à hier soir : Fifi réveillé en sursaut et qui passe sa tête par-dessus la tourelle, comme une belle étonnée aurait mis la tête à son balcon, et demandant aux biffins qui venaient d’arriver : « Vous cherchez des champignons ? » Je crois d’après leur grognement qu’ils n’ont pas trouvé cela drôle du tout.

Ce qui ne les a pas empêchés un quart d’heure après de venir nous demander une pelle que nous avons eu toutes les peines du monde à récupérer ce matin. Je pense aussi à Henri entendant passer six obus ensemble au-dessus de nos têtes, à dix mètres peut-être, alors que nous étions plutôt glacés d’horreur, et qui enlevait timidement son béret en découvrant une tête aux cheveux « Poulbot » (le coiffeur du dernier village l’ayant défiguré) pour regarder en l’air comme si c’était le roi d’Angleterre lui-même qui passait. Et Fifi d’un air faussement dégagé de dire calmement : « On dirait de l’ocarina ». Et, ce qu’il y a de pire, c’est que c’est vrai.

Je pense aussi à la tête de ces deux « Frizous » arrivant tranquillement en Peugeot toute barbouillée de jaune et vert, apportant la soupe chaude à leurs compères du village que nous venons de prendre, et tombant nez à nez avec nous, nos canons et nos airs décidés. Ils arrivaient juste à temps, nous commencions à avoir faim. Pendant que les uns sortent un panier de beurre, les autres fouillent nos jeunes girons et de la poche de l’un on tire un paquet de cigarettes, ce que voyant il montre la voiture en disant : « Beaucoup dedans ». Bonne prise !

Je pense aussi à cette superbe forêt où nous avons dormi la veille de l’attaque.

Nous étions massés parmi les arbres comme un camp de Sioux ; il ne manquait que les feux, et évidemment en admettant que les Sioux aient des chars.

Nous avions monté la tente, installé une baladeuse du char, et lisions tranquillement comme si de rien n’était. Cependant, le lendemain nous étions privés de notre chef de section le sous-lieutenant Gustave LESPAGNOL et de bien d’autres autrement intéressants que ces jeunes zazous écoutant la radio et disant (je les vois comme si j’y étais) : « Dix kilomètres ! Mais ils n’avancent plus ! ». « Ils », qui « Ils » ?

Je revois l’Angleterre en guerre, ce pays où tout était en guerre : hommes, femmes, enfants, et même leurs âmes. Ça, c’était vrai. Je me souviens de l’accueil là-bas, de la façon dont ils savent recevoir leurs amis ! Si seulement nous avions été reçus comme cela en France. Non, en France, c’était 40 francs la douzaine d’œufs ! « Ah ! C’est le prix que nous payaient les Allemands ! ».

Depuis ce matin nous sommes bombardés par l’artillerie. On dirait vraiment qu’ils le font exprès, mais pas un obus ne nous a touchés, et pourtant certains tombent à 10 mètres. Inutile de dire qu’à ce moment on ne voit plus que des derrières. Tout le monde se planque sous les chars que c’en est un plaisir…

Vers 3 heures de l’après-midi, nous entendons un immense bourdonnement qui remplit l’atmosphère, et nous nous retrouvons tous debout, la mine interrogative, la jumelle à la main. « C’est des Messerschmidt. – Non, je reconnais l’étoile américaine. – Si je t’assure, c’est les Boches. – Enlevez les panneaux, c’est les Frizous ! ». Et une vaste escadrille passe en éclair. « Je te dis que c’était des Amerloques ». A trois heures et demi, cela recommence. « Remettez les panneaux, je vois l’étoile… » Et cela continue… on enlève, on remet, on enlève encore, pour remettre ensuite les panneaux de signalisation. Et tout le monde de se tordre comme si l’on jouait à cache-cache dans une cour de récréation.

Cette fois-ci, par exemple, c’est « l’Air Support ». Nous entendons d’abord un piqué, puis un mitraillage, puis deux bombes qui secouent toute la terre… et un autre arrive et cela recommence.

Une explosion de joie parcourt tout le bois et nous sortons à terrain découvert pour voir manœuvrer nos amis ailés qui se sont fait attendre comme de jolies femmes. « Et reboum, et vlan, attrape ».

Nous sommes secoués d’un rire qui nous emplit tout entier « Qu’est-ce qu’ils prennent ». Et Paulot de crier avec emphase : « Vive l’Amérique… ».

Nous assistons tranquillement à cette magnifique démonstration. Plus question de camouflage. Ils ont autre chose à penser qu’à nous taper sur la gueule pour l’instant.

Une fois leurs crottes lâchées, ils font un tour d’arène, viennent nous saluer, et recommencent à piquer. Quelle joie, ils font trois petits tours, et puis s’en vont. « Au revoir les copains, merci ». La dernière fois, c’était quand même un peu spécial… Ils ont allumé un char boche à 20 mètres de nous et nous ne l’avions même pas vu… Ouf, on l’a échappé belle.

Et nous rentrons dans notre bois, les mains dans les poches, comme de bons bourgeois reviennent du spectacle en discutant sur les acteurs.

Depuis deux jours, c’est la pluie sans discontinuer, nous nageons dans la boue… Nous avons eu la chance de trouver un abri tout fait grâce au départ d’un des chars en mission. Ils avaient travaillé comme des fous : une vraie salle, creusée dans la glaise et étayée avec des rondins. Nous n’avons eu qu’à mettre une bâche dessus (une bâche prêtée, puisque la nôtre était sur l’aile qui reçut la visite indiscrète d’un 88) et à nous installer. Depuis huit jours, on vit là-dedans. Nous mangeons du pain et du beurre (le beurre récupéré sur les Boches), enfouis sous les couvertures mouillées pour ne pas geler debout. C’est curieux de voir comme nous préférons geler horizontalement que verticalement ! De temps en temps, nous nous levons pour prendre la garde sur la tourelle du char, les mains immuablement dans les poches, et en regardant la mitrailleuse avec terreur : pourvu qu’on n’ait pas à s’en servir… il faudrait sortir les mains dehors.

Ce matin, nous avons encore entendu le « train bleu » (le fameux mortier à six tubes qui ressemble à l’ocarina), et, de plus, notre artillerie pétarade sans arrêt. Comme elle est juste derrière nous, nous sommes littéralement assourdis. Nous ne nous en plaignons pas d’ailleurs, loin de nous gêner, cela nous berce de contentement.

Près du point de débarquement, le matériel se regroupe.

L’instant attendu depuis 4 ans à bord d’un Liberty ship ; la côte est en vue

Le froid va de pire en pire. Nous nous décidons quand même à nettoyer les canons. Moi je me lance dans une opération très délicate : la mise en route du moulin. J’y passe toute la matinée ; ce n’est plus de l’huile qu’il y a dedans, c’est du beurre… il craque et ne veut rien savoir. S’il fallait partir en vitesse… j’aime mieux ne pas y penser, et puis avec cette boue gelée je crois qu’on ne pourrait pas décoller.

Je ne me souviens plus comment on est quand on a les pieds chauds, cela doit être extraordinaire… Je me souviens de Paris, de mon bon lit, de cette atmosphère de légèreté et de joie malgré les coups de feu qui sillonnaient les rues. Je vois encore cette arrivée à Paris.

Paris, depuis le temps que nous y pensions ; nous en étions arrivés à nous représenter la capitale comme un rêve inaccessible. Quatre ans durant lesquels nous ne pouvions voir Paris qu’en pensée, et tout à coup : patatrac, nous arrivons à Cachan où j’ai fait mes études aux « Travaux Publics » puis à la porte d’Orléans remplie de souvenirs merveilleux, la cité universitaire, les premières filles… Nous sentions notre cœur comprimé dans nos poitrines, notre émotion était si dense que la gorge était serrée. Nous « arrivions » ! Nous lisions dans les yeux innombrables qui nous acclamaient la joie la plus pure. Nous tendions la main en passant, et tous voulaient la toucher, comme si nous leur avions donné un trésor. C’était là que notre ami avait pu appeler ses parents d’une cabine téléphonique pour leur hurler qu’il arrivait… et en sortant, hilare et rayonnant, se retrouvait en petit tas devant la porte de la cabine, déchiqueté par un éclat d’obus mal venu. L’horreur et la joie exultant dans le désordre.

Cela n’a pas duré très longtemps, mais ce jour de l’arrivée à Paris, je crois que tous nous étions comme électrisés.

Des femmes nous apportaient des biscuits précieusement gardés depuis des temps et des temps, et nous les prenions, nous qui en avions tellement que nous aurions plutôt souhaité du pain, nous les prenions parce que nous ne pouvions refuser cette joie de donner, à ceux qui justement avaient besoin de recevoir, nous les prenions, quitte à les redonner un peu plus loin à quelqu’un d’autre…

Nous avons senti ce qu’est la communauté : pour une fois depuis longtemps, presque tous les Parisiens avaient envie de donner.

Puis le Panthéon, puis la rue St-Jacques. Ceux, comme moi, qui avaient passé leur jeunesse dans ces lieux regardaient de tous leurs yeux, redécouvrant chaque recoin, vivant comme un rêve. Tout ce que nous avions imaginé était dépassé, la réalité nous surprenait par ses détails.

Des barricades dans la rue St-Jacques, vous vous rendez compte ? Les Parisiens accrochés à nos chars, par grappes, se battaient pour nous embrasser ; nous avions les joues toutes rouges, mais ce n’était pas de honte, je vous assure.

Combien de fois les larmes me sont montées aux yeux, mais je ne pouvais pas pleurer, nous représentions « la force », nous faisions partie de notre char, nous étions un peu acier. C’est ce qui leur plaisait, c’est ce qui leur faisait du bien, de voir un peu, enfin, de l’acier français… Chacun son tour…

Nous voici maintenant à Notre-Dame, toutes les rues embouteillées de voitures militaires, de chars, de camions pleins de femmes, de jeunes gens aux vêtements les plus hétéroclites. Nous nous serions facilement cru quelques 150 ans plus tôt, si ce n’était ces masses puissantes de métal et dépassant le cadre de la Révolution française.

Voici que nous remontons le boulevard St-Germain, la horde hurlante de bonheur nous suivant toujours, couvrant complètement le bruit de la fusillade, ces coups de feu ridicules venant des toits des immeubles qui n’ont même pas eu l’honneur d’effrayer les Parisiens. Mes yeux, plus mobiles que jamais, cherchaient, ma mère, n’importe qui de connaissance. Je conduisais debout, n’importe comment, méprisant toute possibilité d’accident, et pourtant, le moindre défaut de direction aurait pu causer une véritable catastrophe. Combien de gens ont frôlé la mort sans le savoir, ce jour-là ?

Devant le Sénat, nous nous arrêtons. Les Frizous résistent, tirent à la mitrailleuse, au canon, rien n’y fait : les Parisiens sont toujours autour de nous, énervés parce que le bruit des armes les empêche de parler avec nous en toute tranquillité. Nous nous rangeons contre une maison, des fenêtres s’ouvrent, du premier, des gens à la figure illuminée nous font passer des bouteilles de champagne. Combien de bouteilles avons-nous bues en cette matinée ? Depuis longtemps nous devrions être ivres morts, eh bien non, l’émotion est plus forte que l’alcool, et nous restons en pleine possession de nos facultés. Le téléphone marche toujours. Je me précipite sur le balcon des gens du premier, c’est le niveau de ma tourelle, et deux minutes après, j’ai ma mère au bout du fil… Elle va venir. Et la mitrailleuse tire toujours… Le frère de Henri arrive, il a les cheveux trop longs ; serait-il zazou ? Voici ma mère… La fusion générale est telle que nous sentons la foule autour de nous, plus émue que nous-mêmes. Certains pleurent. Nous, nous ne pleurons pas, nous nous regardons…

Le colonel boche du Sénat passe en voiture ; des pourparlers sont en cours ; ils vont se rendre. Il passe la tête haute sous la huée générale… Il n’oublie pas qu’il est de « la race des seigneurs ».

Nous passons la nuit dans le Sénat, à garder 600 prisonniers boches, avec nos projecteurs et nos mitrailleuses. Cela fait déjà trois jours que nous ne dormons ni ne mangeons, mais aucune trace de fatigue !

De Gaulle arrive sur le parvis de Notre-Dame dans une marée de Parisiens, la larme au bord de l’œil. Ils ne peuvent y croire, il est là calmement, il avance en balançant les bras autour de lui, le plus grand, un espace de respect, il semble isolé au milieu de la mer parisienne. C’est inouï, il entre dans la cathédrale avec une volée de cloches puis les snippers qui sont là-haut dans les galeries se mettent à tirer dans la foule. C’est l’affolement, mais lui, de Gaulle est imperturbable, rien ne le fait broncher, c’est inimaginable. Mon Dieu, des instants pareils paraissent impossibles !

Le lendemain, nous campons au Luxembourg. Nous sommes sales et poisseux, le bassin nous tend les bras. Nous voici barbotant dans le bassin du Luco ! Là où d’habitude les enfants jouent avec de petits bateaux à voile… Quelle guerre !

Une demi-heure après, je descends le Boul-Mich, tranquille comme Baptiste, avec mes vêtements propres, exactement comme autrefois ; les barricades sont déjà enlevées, je vais chez moi, comme si je rentrais au bercail après ma journée de travail… une journée qui aurait duré 4 ans !

Une connaissance, une fille qui était sur mon char devant le Sénat et qui nous dévorait de ses grands yeux, m’accompagne. Elle me suit comme si j’étais un extra-terrestre, puis je la raccompagne chez elle, une petite chambre dans un hôtel de la rue Monsieur le Prince. Elle est adorable cette fille. Elle ne parle pas beaucoup mais elle m’écoute chanter mes vieilles chansons avec ma guitare et cela me fait du bien. Elle ne chante pas, mais le troubadour revient en moi.

Merci Gréco (elle s’appelle Gréco, c’est joli comme nom !).

Le soir, nous déménageons avec nos roulottes à chenilles pour monter la foire aux Tuileries. Le public nous suit toujours tranquille et souriant, puis nous nous transportons au Bois de Boulogne où nous établissons notre camp de nomades pour quelques jours…

Quelques jours, oui quelques jours inoubliables, où les habitudes se reprennent, où nous recherchons nos amis, où nous redevenons nous-mêmes, avec en plus, la mine réjouie du conquérant, du type qui ne doit rien à personne, du type qui est sûr de son affaire, du monsieur qui vient de gagner le gros lot à la loterie nationale, et qui se demande ce qu’il pourrait bien faire avec tout cet argent. Mais là, il ne s’agit pas d’argent, c’est bien mieux, c’est plus fort. Que va-t-il faire, ce monsieur, avec sa puissance ?

Attendons, nous verrons bien. Pour l’instant, en tout cas, ce monsieur est redevenu militaire, il est en train d’écraser la bête puante, et, dans sa tête se heurte cette phrase qu’il a tant entendue sur les routes de France : « Bravo, c’est bien, allez-y les gars ! ».

Qui : « les gars » ?

Fait à côté de Brouville, dans un petit bois labouré par les bombes, en l’an de grâce 1944, le 8 novembre.

Un béret noir*

Je me souviendrai toujours de cette impression d’écroulement, de ce vacarme effroyable, de cette chute ; il me semblait tomber à pic, la respiration me manquait, un vertige terrible, avec la sensation qu’autour de moi, tout grossissait, comme si une gigantesque loupe avait subitement été placée devant mes yeux.

Nous étions chez des bourgeois, vous savez ce que c’est « des bourgeois » ? Ce sont des gens qui vous répètent à longueur de journée de faire comme chez vous, alors que tout dans leur attitude vous implore le contraire, ce sont des gens qui ont des gestes mesurés et dignes, des gens raides et égoïstes, pour qui, nous le sentons bien, la vie réside dans leur appartement, dans leur petit confort ; ils ont ce vernis superficiel qui supplée à l’intelligence et qui permet d’éblouir les autres bourgeois ; c’est à celui qui aura le vernis le plus pur. Aucune chaleur réelle, aucune attention vraie et non spectaculaire.

Nous sommes sur le char « MANTOUE » n°69, à côté de nous, le char « MONDOVI » n°67.

A bord du char, nous avions une grande pancarte signalétique avec d’un côté la croix gammée nazie et de l’autre le symbole du drapeau des Alliés. En fonction des avions qui nous survolaient, il fallait mettre le bon logo visible de nos amis ailés ou de nos ennemis.

Il ne fallait surtout pas se tromper de pancarte au risque de se faire allumer par une bombe venue du ciel, ce qui nous est arrivé une fois ; j’ai eu le temps de faire dégager tout l’équipage à l’extérieur, nous avons tous été épargnés, sauf notre char !

Libération de Paris, le 25 août 1944

Les Parisiens accrochés à nos chars, par grappes, se battaient pour nous embrasser.

Sylvain, un béret noir

Un Stuart de la 2e DB descendant les Champs-Élysées.

De Gaulle, devant l’hôtel-de-ville, dans une marée de Parisiens en liesse, lance son fameux discours devenu historique : « Paris outragé, Paris brisé, Paris martyrisé mais Paris Libéré… » .

Libération de Paris, les Parisiens en liesse

Et c’est là, un soir, après le dîner – nous ne pouvions pas aller nous coucher, cela ne se fait pas, même quand la conversation des hôtes ne vous intéresse pas, surtout dans ce cas-là – que la porte s’ouvrit brusquement, et que Fifi m’appela. Il était dans l’ombre. Nous avions mis, pour essayer d’égayer l’atmosphère, le phare portatif du char qui projetait sur la nappe blanche un cercle éblouissant ; le reste de la pièce était dans le noir total. Quand je fus près de lui, il me dit assez fort pour que les autres entendent aussi : « Jacques est mort… Un 88, en tourelle. Tous les quatre. Bousillés ». Nous sommes le 26 janvier 1945 à Grussenheim, les 4 hommes dont il est question, paix à leur âme, sont l’aspirant Jacques Picard, Henri Deroche, Maurice Karsenty, Simon Herscovici tous membres du char Marengo III. Au cours de ce combat, 3 chars de la 2e section ont été détruits et 9 hommes ont été tués !

Combien de fois avions-nous entendu cette phrase ? Combien de camarades ont été tués ? Sur les 80 chars du régiment, 50 ont traversé la campagne de libération sans dommages, tous ceux qui ont été détruits ou endommagés ont été remplacés au fur et à mesure par d’autres engins grâce à la logistique sans faille de l’armée américaine qui soutenait matériellement la 2e DB... et dans ces équipages, combien de nouveaux ?

Nous en avons perdu des amis ; cette guerre, que certains ont appelée « spectaculaire », elle nous aura coûté cher ! Nous nous comptons sur les doigts, maintenant, les « anciens ». Les uns après les autres, ils ont accompli leur travail.

Nous sommes habitués au côtoiement journalier des futurs morts et des morts. Nous en avons vu, des cadavres, ennemis ou amis, sur les routes dans des positions de vivants, dans les chars calcinés, réduits à la grandeur de poupées, dans les forêts, écartelés, grimaçants. Oui, nous en avons vu.

Pour nous, un cadavre, c’est comme une chose, c’est anonyme, c’est creux, vide, zéro.

Cependant, lorsque j’appris cette nouvelle, lorsque je sus que jamais plus je ne verrai cet ami, lorsque je compris qu’il était parti, parti pour de bon, qu’il nous avait abandonnés, que toute la vie d’un homme, toutes ses pensées, tous ses actes dépendent de deux secondes : j’étais révolté. Révolté contre quoi, contre qui ? Pour la première fois de ma vie, j’ai compris ce qu’était la mort et pourquoi certaine humanité la considère comme triste ; c’est triste comme un départ pour un long voyage, c’est triste pour celui qui reste, ce ne sont pas les morts que nous pleurons, c’est nous-mêmes.

Ce qui est terrible, ce n’est pas la mort, c’est la souffrance ; il y a mille manières de souffrir, mais celle-ci est belle, constructive, désintéressée, grandiose. Est-ce que les Français savent que depuis cinq ans il y a des leurs qui souffrent pour eux ? Est-ce qu’ils savent que déjà à Bir Hakeim tant des nôtres sont morts pour eux… ? Est-ce qu’ils savent que c’est volontairement que des êtres jeunes luttent et côtoient la mort sans arrêt, pour leurs vies ? L’âge moyen de cet équipage était de 20 ans ! Tous, ils avaient débarqué en Normandie. Ils étaient entrés à Paris, à Strasbourg. Ils étaient forts et purs. Ils ont été carbonisés.

J’ai vu, en passant par la route qu’ils nous ont ouverte, j’ai vu leurs cercueils. Il y avait là trois chars tout noirs, carbonisés, trois cadavres d’acier qui représentent douze des nôtres (9 ont été tués dans ce terrifiant combat) … Additionnez ceux-là aux autres, est-ce que tout ceci va être perdu ? Non, il faut que les Français sachent que sans eux, ils seraient morts. Lentement peut-être, mais sûrement.

Ils ont parfois l’air de l’oublier ; leur insouciance nous gêne. Il pourrait par moment paraître que ce n’est pas d’eux qu’il s’agit, qu’ils sont hors de la question. Pourquoi ?

Un béret noir - 1er février 1945

Un béret noir dans les Vosges, le caporal Sylvain, mission accomplie ... Hiver 1944.

Citations à l’ordre du régiment de la 2e DB

CHAPITRE III - L’INDOCHINE

Devenu un homme, si loin, Sylvain, démobilisé par Leclerc, donne des nouvelles de lui à sa maman et à sa sœur Lydie

Saigon

Mercredi 12 décembre 1945

Mes amours,

Je suis heureux, j’ai trouvé un but, je suis en train de le poursuivre.

J’arrive à l’instant du Cambodge par avion (c’est le seul vrai moyen de transport ici) et je repars demain matin à Phnom-Penh, toujours en avion. Je vous avoue que je suis passé à Saigon ce soir, surtout pour voir si je n’avais pas de lettre… J’en avais deux ! Guy me l’a annoncé à 20 mètres dans la rue… à 7 heures du soir, elles étaient à la maison… nous avons filé les prendre, ainsi qu’une bonne douche réparatrice. C’était vos deux lettres du 11 novembre, et pour moi, les premières nouvelles de la France.

Je me suis représenté un instant votre vie, et le charbon m’a un peu surpris. Je ne me souvenais pas qu’à Paris, ce n’était plus le printemps…

Que Zou se tranquillise. Ici maintenant il pleut une heure par semaine et le reste du temps, c’est la température idéale ; surtout ne vous imaginez pas que l’on porte le casque et que l’on est mou… Non, c’est la belle saison, le soleil est aimable et le vent presque frais.

Maintenant parlons de choses sérieuses.

1° Je suis démobilisé.

2° Je travaille comme journaliste-photographe à mon compte. Aidé par le commissariat général à l’information et le cabinet du général Leclerc, un homme merveilleux, je l’apprécie tous les jours un peu plus. C’est un ascète, très croyant et près de ses hommes. Il est parfaitement conscient de ses responsabilités et ne vit que pour elles. Je suis heureux de le connaître mieux. Je serai bientôt à Paris, il faut que je publie mes photos partout pour lutter contre nos détracteurs.

Nous savons ici combien l’effort français est incompris et attaqué en France. Il faut absolument que des gens sérieusement documentés répondent à ces imbéciles ignorants qui comparent Saigon à Oradour et les soldats de Leclerc aux SS ! C’est la honte française qui continue…

Le général m’a démobilisé parce qu’il faut que ce soient des civils qui fassent le contrepoids, qui proclament la vérité vraie.

Guy et moi sommes en train de préparer notre documentation. Je parcours toute l’Indochine, région par région, prenant des photos qui en seront le gros témoignage, et prenant l’esprit des populations indigènes et des gouverneurs.

Dans deux jours, je vais à Angkor… avec le conservateur qui, depuis neuf ans, étudie ces pierres. Il est fou de joie de les revoir ; depuis le 9 mars, il les avait tristement quittées. Nous resterons cinq ou six jours là-bas.

Ensuite Hanoi, puis le Laos, et pour finir Paris, et la campagne de presse, expositions, etc.

En attendant, j’ai un contrat avec L’Information qui me paye un fixe de 25 000 francs (2 500 piastres) par mois, soit environ 90 photos à 350 Francs pièce. Quoi que je donne, je touche n’importe comment ce fixe minimum, mais si je dépasse ce chiffre, je touche autant qu’il y a de photos en plus, avec la liberté de les vendre partout ailleurs. Ce qui les intéresse, c’est de les avoir pour les afficher ici.

Le vice-amiral d’escadre d’Argenlieu, Haut-Commissaire de France en Indochine, posant à Saïgon aux côtés du général de corps d’armée Leclerc, commandant supérieur des forces en avril 1946.

Le général Leclerc

Décembre 1945, Sylvain filmant à Angkor.

Je pense en faire le double le mois prochain et j’en ai bien besoin. La seule chose qui me manque, c’est le papier et la pellicule. J’ai fait une commande à Kodak et espère bientôt la recevoir.

Ce n’est pas facile de démarrer après des années de vie militaire, mais je crois que cette fois-ci, je tiens le bon bout. Ce qu’il y a de bien, c’est qu’aujourd’hui, je suis libre. C’est moi qui fais mes programmes, mes itinéraires. Je peux me présenter sans intermédiaire aussi bien au roi du Cambodge qu’aux généraux, puisque c’est mon travail.

Si vous saviez comme les indigènes sont gentils et combien ils nous aiment et nous appellent. Partout où j’ai été, j’ai vu cela. Je vous assure que ce qui se passe à Paris est aussi honteux que d’habitude. C’est même criminel. Ces pauvres Annamites ne sont pas assez forts pour lutter contre les bandes armées de pillards (armées par les Japonais à leur départ) qui les volent et les assassinent.

Voilà mes amours les nouvelles.

Je vais me coucher. Demain je donnerai cette lettre à un camarade qui rentre à Paris. J’espère que vous l’aurez vite. En tout cas, joyeux Noël, amitiés à tous. Je vous embrasse bien fort.

Votre Sylvain.

Sur Le Suffren. En mer vers Pékin

Samedi 1er et lundi 3 juin 1946

Mes amours,

Bien des événements ; je vais reprendre mon rythme mais Paris m’a secoué. On y sent encore terriblement la guerre et les privations.

En arrivant de Calcutta où je m’étais nippé comme vous m’avez vu, ma veste en daim et les souliers à semelle crêpe d’un pouce d’épaisseur après mon retour d’Angkor, j’ai dû partir précipitamment pour accompagner l’amiral Thierry d’Argenlieu dans une grande tournée en Indochine ; ensuite Ban Me Thuôt, capitale des peuplades Moï où j’ai tourné la réception magnifique des peuplades de la montagne à l’amiral (vous verrez probablement ma pellicule aux actualités), ensuite le Laos, où des centaines de jolies jeunes filles ont offert l’une après l’autre un bouquet de bienvenue au haut-commissaire, Hanoi et Hô Chi Minh, le tout à 400 kilomètres à l’heure dans l’avion de l’amiral… Enfin retour en trombe à Saigon où j’ai malgré tout manqué le départ du Suffren. Je me paye 3 jours de vacances où je tire des photos, etc. ... puis reprendre l’avion pour rattraper le Suffren et l’amiral Auboyneau à Hong Kong.

Pas de chance, j’ai attrapé une dysenterie carabinée au Laos mais chance, un colonel américain de passage m’a donné des pilules d’expérimentation, ou ça marche, ou tu crèves… et ça a marché !

J’ai donc pu rejoindre l’amiral Auboyneau avec son porte pèlerine Aymar Achille-Fould ; Aymar est d’une gaieté folle. Il n’a pas fait la guerre et sa joie de jeune homme heureux et frais me réjouit le cœur, nous rions beaucoup. J’étais fier de moi, mais le temps passant, j’avais hâte au fond de revenir ici…

Trop de difficultés pour faire passer mes photos qui ne correspondaient pas à l’idée que les journaux voulaient transmettre. Mon seul bon souvenir est ma rencontre avec Gréco, celle qui était sur mon char à la Libération.

Le boulevard Saint-Germain : je la vois de dos, la double, c’est bien elle. « Ça alors, qu’est-ce que tu deviens ? … ». Bref, il paraît qu’elle chante maintenant. Elle voulait m’entraîner dans une cave ! Hélas, j’avais mon avion le lendemain…

- Mais qu’est-ce que tu chantes ?

- Viens, tu verras.

- Je ne l’ai pas vue. Je n’avais vraiment pas le temps et je crois qu’elle non plus, au fond…

De là, Macao délicieuse petite ville où le gouverneur nous reçoit magnifiquement (l’amiral était la première personnalité française à reprendre contact avec eux) et maintenant nous sommes en mer et arriverons à Pékin probablement après-demain.

Voilà pour les déplacements. À vrai dire, c’est surtout cela qui compte pour moi en ce moment. Je n’ai guère le temps de penser à autre chose que mon travail qui est très absorbant.

Depuis Paris, ma vie est une succession de positions acrobatiques, de combinaisons où entrent en contact mes désirs et les possibilités de réalisation. Tout se goupille bien et j’arrive à peu près à mes fins.

Ce que je voudrais maintenant, c’est commencer à voir le résultat de toute cette agitation. D’abord je suis anxieux de savoir si mon film d’Angkor est bon. Ensuite, si mes photos seront utiles, puis si je serai capable dans quelques jours de faire un bon film sur Pékin et sur Shanghai. Qu’est-ce que tout cela va donner ? Je suis dans une position très difficile car j’ai pris le taureau par les cornes, maintenant je suis embringué dans un travail merveilleux sans en avoir encore vu ni touché du doigt le résultat.

Je ne peux pas, je ne dois pas me casser la gueule mais par moment j’ai un peu le vertige, je suis sûr de moi, mais lorsque j’envisage la possibilité de chute, je tombe.

J’ai travaillé comme jamais je ne l’ai fait vraiment, et avec beaucoup de sûreté et de confiance en moi. Je vous assure que si je m’en tire, je l’aurai mérité, cela ne me sera pas tombé dans le bec tout seul.

Je suis assez malheureux, je n’ai encore rien reçu de France, pas un mot et j’ai écrit… Que faites-vous, que se passe-t-il ? Il ne faut pas m’en vouloir si je n’ai écrit que des mots brefs, mais ce n’est que depuis que je suis sur ce bateau (trois jours) que j’ai un peu de répit. Je mange comme je n’ai pas mangé depuis avant-guerre, avec vin, beurre, bon pain et tout ce qui manque ou est exceptionnel d’habitude à tous les repas. J’ai une chambre épatante (la chambre de veille de l’amiral qui ne sert pas évidemment en temps de paix). J’ai toujours la guitare avec moi et je suis en train d’agrandir mon répertoire d’innombrables chants de marins. Enfin je me repose un peu et j’en avais besoin. Malheureusement en même temps j’ai le temps de penser et pour l’instant ce n’est peut-être pas très bon pour moi. C’est exclusivement d’action dont j’ai besoin.

Le Suffren, lundi 3 juin 1946

Ce soir nous sommes arrivés au port, et demain nous avons 200 kilomètres de train pour arriver à Pékin… La traversée a été absolument magnifique, ce qui nous a surpris c’est une soudaine fraîcheur, évidemment, nous sommes remontés vers le nord, nous sommes à peu près à la latitude de Casablanca, mais il fait plus frais.

Évidemment soleil radieux et tout et tout. Vraiment je suis heureux, cette vie en mer me plaît infiniment, et mes nouveaux amis Aymar et Dupin de St-Cyr, le commissaire, sont de joyeux vivants. Nous chantions des heures entières.

De temps en temps je fais un concert dans l’une ou l’autre cabine ou chez l’amiral. Je n’ai vraiment pas le temps de m’ennuyer d’autant plus que je dors 4 heures tous les après-midis. Excusez l’écriture mais il est tard et j’ai bu pas mal de whisky : ce soir, nous avons rencontré un autre croiseur et évidemment nous avons fêté cela.

Ce bateau, l’Émile Bertin, part demain, c’est pourquoi je suis pressé de vous écrire.

Mes amours, par moment ma solitude me pèse, mais quelle école… et puis je le désire ainsi. Je pense beaucoup à vous et je voudrais bien avoir de vos nouvelles, je vous en prie, écrivez-moi.

Après ce voyage, d’autres sont en vue, je ne pense pas retourner en France avant assez longtemps, alors il faut que nous restions en contact le plus possible. Avec ma caméra je vous emmène un peu partout, que bientôt vous verrez mon travail aux actualités Pathé Journal.

Bonsoir je vous embrasse et vous aime.

Toujours vôtre, Sylvain.

Pékin, Shanghai, Saigon du mardi 4 juin au lundi 1er juillet 1946

Mes amours,

Quelle rigolade ! Quel pays ! Nous sommes arrivés à la nuit tombante dans cette ville étonnante, vraiment c’est à voir… Pourquoi faut-il que ce soit à Pékin que j’ai mangé mes premières fraises à la crème ? Et à 1 000 $ l’assiette ! Ici on donne au boy qui porte votre valise pendant 20 mètres 100 $, au pousse qui vous amène à toutes jambes pendant cinq minutes 500 $…

Tranquillisez-vous, quand je parle de dollars, il ne s’agit que du dollar chinois et il en faut 2 500 pour un dollar américain… J’ai assisté tout à l’heure à une scène mémorable : la paye des marins de notre bateau. Le commissaire est arrivé à l’hôtel avec deux boys portant de gros sacs de pommes de terre sur l’épaule… pleins de billets de banque ronflants, par liasses de 100 000 $. La redistribution s’est faite sur le billard, des amoncellements pires qu’au Monopoly, des tas énormes, que les marins emportaient en les empilant dans leurs poches et dans leur casquette, pensez donc : 100 000 $.

A part cela, nous avons été reçus magnifiquement, les Chinois du Nord sont extrêmement sympathiques, de grands gaillards, gais, pleins de vie et habillés de robes multicolores. Le gouvernement chinois nous invite pour tout notre séjour, hôtels, voyage, tout payé. L’attention est vraiment remarquable.

Nous avons fait un voyage de huit heures très confortable, en chemin de fer de Chinwantao à Pékin où je vais rester toute la semaine.

Dimanche 9 juin 1946

Les marins du Suffren sont repartis ainsi que l’amiral, ils m’ont laissé ici et je suis heureux de passer quelques jours de plus à Pékin, mais désespéré parce que le temps n’est pas avec moi. J’ai eu quatre heures de soleil depuis mon arrivée… le reste du temps, il fait beau mais le ciel est blanc et la lumière diffuse, c’est exceptionnel en cette saison. Bref, je prendrai l’avion pour rejoindre le Suffren à Shanghai et d’ici là peut-être le soleil… A part cela, je déambule dans cette ville extraordinaire, du matin au soir, je loue un pousse pour la journée, c’est si simple, et puis, il est devenu mon ami… Ici être pousse n’est pas déshonorant, il cherche à me comprendre et à m’aider, d’égal à égal, il n’est pas servile, il fait simplement son métier.

J’ai filmé le Palais d’Été et le Temple du Ciel. Dans ce monde, il règne un calme surprenant, pas de voiture, des pousse-pousse qui défilent en silence avec des jeunes femmes superbes en robe bleue complètement relevée sur le haut des cuisses comme les Parisiennes à la Libération, à bicyclette, la culotte directement sur la selle et la robe par-dessus mais complètement relevée devant ce qui faisait penser à « Fifi » le doigt pointé sur la fille. C’est très chouette, on voit le moteur.

Mercredi 12 juin 1946

Je commence à aimer Pékin, comme vous voyez, je ne suis toujours pas parti, j’ai encore retardé d’un jour… depuis le soleil est arrivé, amenant avec lui de merveilleux petits nuages blancs qui se découpent dans le ciel pur, un véritable régal pour moi…

Demain matin l’avion, et demain soir : Shanghai. Cet après-midi je vais encore tourner quelques scènes de rue. J’ai à peu près fini l’immense tournée des temples ; mais hélas tout ceci trop vite. Pour faire un bon travail ici, il faudrait au moins deux ou trois mois.

C’est un peu moins étendu que Angkor mais vivant, merveilleusement vivant, et avec des couleurs vives presque hurlantes, des rouges crus à côté de verts délavés et de bleus de Prusse ou de dorures éclatantes.

J’ai trouvé ici de la pellicule en couleur (pour photos), j’en ai fait un rouleau que je vais envoyer en Amérique à développer, je suis anxieux d’avoir les résultats. Pour le cinéma, pas de problème pour l’instant j’ai de la réserve de 300 mètres en 35m/m pour ma super Bell and Howell, c’est déjà ça. Je lui ai fait faire ici une magnifique valise sur mesure beaucoup plus légère que celle en aluminium de Paris.

J’ai, au fond de moi, quelque chose qui voudrait me faire rester dans cette ville, c’est peut-être ici que je devrais m’arrêter un peu ? Je pourrai travailler très facilement, il y a une matière très vaste et presque inexploitée. Dans la ville, il n’y a qu’une photographe, qui est bonne d’ailleurs, mais ne suffit pas et qui, de plus, va s’en aller. Hélas je suis emporté par l’élan, je ne peux plus m’arrêter… je reviendrai probablement !

Mes amours je m’arrête, je reprendrai cette lettre sur le Suffren. Je pense à vous.

Dimanche 16 juin 1946

Je suis arrivé à Shanghai par avion américain, un voyage très agréable, avec arrêt d’un jour à Ts’ing-Tao. Maintenant je suis de nouveau dans ma chambre de veille de l’amiral, bien heureux quand même d’avoir retrouvé mes pénates.

Hier soir, tout Shanghai était sur le bateau, invité à un superbe lunch… c’est un coup de deux heures du matin, avec guitare et tout et tout.

Tout à l’heure, réception chez le consul, et demain je commencerai peut-être à voir Shanghai, nous restons encore six jours ici ; et je pense encore avoir assez de temps pour travailler, sinon, je laisse encore le bateau et rentrerai à Saigon un autre jour…

Dans tout ce trafic, vous devez vous demander le comment et le pourquoi des choses ? Je crois que le vent a bien tourné et je commence à connaître mes voiles.

Mardi 18 juin 1946

Je meurs de sommeil, mais je ne peux résister au désir de vous raconter ma dernière histoire : en terminant ma lettre dimanche, je suis allé à terre, et là, j’apprends que l’amiral part à Nankin le soir même pour rencontrer Tchang Kaï-Chek… Je reprends immédiatement la vedette, prends ma caméra, et… à 10 heures je montais dans le train avec l’attaché de l’amiral, « Aymar »… wagon spécial, couchette, salon et, réveil à Nankin à 7 heures. Une ville en « plan ». Tout est dessiné sur le sol, il n’y a pas encore les constructions. Tchang Kaï-Chek a décidé que la capitale devait être ici ! C’est assez troublant… Reçu chez lui très simplement, thé, petits gâteaux et pendant ½ heure, conversation amicale avec lui et sa femme.

Vous pensez si j’étais heureux…

Mercredi 19 juin 1946

Aujourd’hui galopade effrénée dans Shanghai à la recherche de tout ce que l’on ne trouve pas ailleurs… papier photo, appareils, et, je crois que j’ai trouvé des choses intéressantes, je me laisse la nuit pour réfléchir… A part cela, le bateau part demain, il faut que je rentre à Saigon pour voir le résultat d’Angkor avant de continuer à tourner. Je reviendrai très bientôt.

Ici la vie est extraordinaire, on ne peut imaginer ce qu’était la concession française si on ne l’a pas vue. Une ville immense à peu près aussi grande que Paris… J’en suis malade lorsque je réalise combien les Français ignorent leurs possessions. Évidemment, nous savons que cela existe, mais c’est tout, or, si nous avions mieux connu ce que cela représentait, je suis sûr que jamais nous ne l’aurions lâché. Rendez-vous compte que partout dans le monde il y a des petits îlots français.

Lorsqu’on voyage aujourd’hui, on se rend compte à quel point nous avons été un grand pays… j’en suis malade !

Jeudi 20 juin 1946

Nous sommes en mer depuis ce midi, bientôt je vais aller me coucher. J’ai trouvé aujourd’hui ce que je cherche depuis des années. C’est un flash, c’est-à-dire un appareil qui permet de prendre des photos dans le noir ... avec une caisse de lampes appropriées. Je suis aux anges. Je me suis laissé attraper chez Tchan Kai Chek mais on ne se laisse pas prendre deux fois dans une histoire pareille. Maintenant je peux prendre tout ce que je veux sans tenir compte de la lumière.

Vendredi 21 juin 1946

Depuis ce matin tout le monde sur ce bateau ne parle que du typhon, il se dirige vers nous… au moins comme ça j’aurai vu un typhon… c’est pour cette nuit…

A part cela cet après-midi j’ai bien travaillé, j’ai étiqueté et classé mes boîtes de films. Dans cinq jours, je serai à Saigon, j’ai hâte d’arriver. C’est lorsqu’il n’y a rien de particulier à dire que l’on se rend compte de l’inutilité d’un journal ou d’une lettre au jour le jour, mais peut-être serez-vous heureuses de voyager un peu avec moi.

Pour l’instant je n’ai qu’un souci en tête, qu’une pensée qui prime tout : mon film d’Angkor… est-il bon ? Est-il montable ? A-t-il fondu ? Est-il vendu ? Enfin je me casse pas mal la tête.

Je me suis pas mal remplumé tant au physique qu’au moral ; maintenant je suis présentable, j’ai un trousseau très correct, qui me permet d’aller n’importe où. Si vous saviez comme c’est important. D’habitude les correspondants de guerre se croient tout permis, et ma tenue, toujours impeccable, permet aux autorités de m’emmener partout. Lorsque l’amiral est en blanc complet, il sait très bien que je le serai aussi.

Je me suis fait faire à Pékin deux superbes valises, une pour mes affaires, l’autre, moitié pour la caméra comme je vous l’ai expliqué moitié baise-en-ville… pour les actualités de 2 ou 3 jours.

Tout ce que je vous raconte sont de petites choses, mais qui font varier de 0 à 100 la considération et les possibilités de travail… On ne prête qu’aux riches ! … et les Français doivent être riches. Surtout dans ces pays-ci où nous sommes en train de « perdre la face ».

Samedi 22 juin 1946

Évidemment pas plus de typhon que sur ma main… On est passé à côté, je suis très déçu… j’avais bien rangé mes affaires pour ne rien recevoir sur la figure au milieu de la nuit, et ce matin, soleil radieux ! Hier soir, nous avons longtemps chanté, nous n’avions pas sommeil et sommes restés au « carré » quelques camarades (officiers du bord et moi), et avons repassé toutes les chansons de marins possibles et imaginables, et je vous assure que les chansons de la faculté de médecine sont enfoncées pour la grivoiserie.

Maintenant la chaleur commence à redevenir accablante, nous longeons les côtes de la Chine du Sud. Il est neuf heures du matin et je suis déjà torse nu dans la cabine, la fenêtre et la porte sont grandes ouvertes, mais il n’y a pas le moindre filet d’air… je dégouline, mais je suis heureux, j’aime cela (d’ailleurs Zou n’a rien à dire à ce sujet) …

Sur ce bateau, je suis heureux, c’est le seul endroit où je puisse rester sans rien faire, en ayant vraiment rien à faire, sans arrière-pensée de me dire : je devrais faire ci ou ça…

Lundi 24 juin 1946

Cette fois-ci, nous avons atteint le maximum de chaleur… Jamais je n’ai vu cela, même en mer Rouge. Nous sommes arrivés au Tonkin hier et nous sommes « mouillés » en baie d’Along pour encore un ou deux jours.

La baie d’Along est une des plus grandes merveilles du monde. C’est le spectacle le plus grandiose que l’on puisse imaginer : à perte de vue, d’immenses rochers émergent de la mer qui est transformée en lac. Si l’on se promène en sampan (embarcation annamite) d’une pureté de ligne absolue, avec des voiles comme des ailes de papillons tant comme forme que comme couleurs, on a une vague impression d’infini. En passant sous certaines grottes basses, on débouche dans des cirques merveilleux, où l’eau est comme l’huile, mais une huile verte et transparente, et tout autour emprisonnant cette eau, de grandes murailles à pic, ce qui donne l’impression d’être dans un puits.

Je continuerai plus tard, il est 8 heures du matin, et déjà j’inonde la machine de sueur… je vais aller sur une des multiples plages et rester dans l’eau (elle est aussi tiède que l’air) toute la journée… A une heure du matin, j’étais encore dans l’eau.

Mercredi 26 juin 1946

Jamais je n’oublierai ces trois jours passés en baie d’Along, un véritable conte de fées, j’ai repris goût à l’eau… rester nu pendant des journées entières sur un de ces sampans ou dans l’eau se faisant tirer par une corde, montant, descendant, jouant à se jeter à l’eau, se courant après sous l’eau, l’eau, toujours l’eau… Puis, lorsque tout le monde dort sur une plage au soleil, se mettre à nager dans ce grand silence, s’en aller avec son amie dans cette immensité éblouissante et se retrouver à deux ou trois kilomètres de là sur une autre île à peine à portée de voix et mangeant de délicieuses petites huîtres, bien difficiles à ouvrir, mais si rafraîchissantes… Et puis le soir repartir (toujours la même équipe 4 ou 5 garçons et filles, officiers du bord, passagères, guitare et bouteilles de thé) repartir vers une grotte, puis se glisser dans l’eau qui subitement s’illumine. A chaque brassée, c’est une gerbe d’étincelles fluorescentes… et quel silence !

Un silence sonore qui vous remplit la tête, un silence où la mer a sa part, où la grotte a sa part, où tout notre corps complètement nu, se lave et se détend… Puis de nouveau c’est le sampan et les doigts encore tout humides, la guitare qui joue toute seule, tout doucement comme intimidée. Jamais elle n’a joué comme cela !!! Pendant des heures et des heures jusqu’au jour. Ce matin, à cinq heures, juste après notre rentrée, le gros bateau est reparti… vers Saigon.

La caméra de Sylvain, une Bell & Howell

Saigon, 1er juillet 1946

Lorsque je me suis réveillé, à 5 heures du soir, après une bombe d’arrivée au port, magistrale, le bateau était à quai depuis une heure. J’ai retrouvé Saigon tout triste, plus un ami, tous partis… même plus de chambre, je suis retourné me coucher à bord, emmenant mes trois ou quatre lettres.

Mais, hier, malgré tout ce qu’on m’avait dit, j’ai été voir si le Commandant Buis n’était pas là… (N’oubliez pas que Buis est aussi un survivant de la 2e DB, il commandait la 1ère compagnie du 501è char où j’avais tous mes meilleurs amis !). Trois minutes après, nous ne savions plus lequel devait commencer à raconter le premier… Soirée au poil et tout remarche à fond.

Je reste un mois ici pour tourner un documentaire sur les caoutchoucs, puis Japon, etc.

Mes amours, je vous laisse, je vais porter la lettre, je vous embrasse toutes deux et amitiés à tous.

La baie d’Along

Saigon du mardi 2 au samedi 27 juillet 1946

Mes amours,

Tout à l’heure, j’ai envoyé ma lettre de Pékin. Depuis que je suis ici un tas de projets se présentent à moi ; ou m’installer et gagner de l’argent comme tout le monde, ou retourner en France, où j’ai, grâce à Buis, des possibilités très intéressantes, ou bien continuer comme je fais, quoique le rapport soit à longue échéance.

Évidemment, j’ai choisi le dernier, et je vais probablement partir au Japon le mois prochain. J’ai peut-être tort de ne pas commencer à envisager sérieusement mon avenir, mais lorsque l’on a les possibilités que j’ai, ce serait criminel de les laisser échapper. Bien des gens voudraient voyager comme je le fais, même à fond de cale.

Hélas, le pays se vide, je n’y ai plus que très peu d’amis, et tous s’en vont dans les jours qui vont suivre, même Buis. Nous avons encore dîné ensemble ce soir, lui aussi se retrouve tout seul, nous nous resserrons.

Je vais signer demain un contrat avec une boîte de distribution internationale pour mes photos, je ne peux pas me disperser en m’occupant de tout à la fois. Celle-ci me propose la diffusion de mes photos dans tous les pays en ne me prenant que 10 % sur les bénéfices.

Dimanche 7 juillet 1946

Ce soir, comme hier, la vieille « belle américaine » de Buis est venue se poster devant le club, nous avons dîné ensemble, puis nous sommes allés au labo tirer mes photos de Chine. C’est lui qui révélait mes photos pendant que je tirais… très sympa… Il est tard, nous avons travaillé une bonne partie de la nuit, je dors à moitié.

Je tiens à vous écrire ce soir parce que j’ai pas mal de nouveau. Je suis décidé. Je pars au début du mois prochain pour une tournée de six mois dans le Pacifique…

Je pense ensuite remonter au Texas par Panama… Peut-être un an en tout… et la sarabande continue ; je ferai le Japon plus tard. J’ai décidé cela aujourd’hui ; demain, je commence la mise sur pied de l’affaire. Je partirai avec un jeune journaliste très sympa et assez débrouillard… nous verrons.

Cette fois j’emmènerai toutes mes affaires, je ne suis pas sûr de revenir ici, et puis, par bateau, il n’y a pas de limite. La seule difficulté sera de revenir aux Indes ensuite. Mais nous verrons en temps voulu.

Évidemment, j’emmènerai mon laboratoire. Je ferai du portrait en route. Je commence à devenir assez fort en la matière, on m’en demande un peu partout… et puis maintenant je suis bien outillé pour cela.

Je suis très heureux ce soir, comme chaque fois que je prends une décision folle ; je ne dois pas être encore complètement foutu… !

Mardi 9 juillet 1946

Bon sang, que c’est dur ! Mais nous y arriverons. J’ai maintenant tous les détails du voyage : départ le 15 août et sept mois de voyage. Arrêt de trois semaines environ dans chaque île. En attendant, je continue les vadrouilles ; je pars dans deux ou trois jours au Laos que je connais mal, je n’y suis que passé. Pour l’instant, je tire mes photos de Chine et je remets mon laboratoire portatif en état…

J’ai ramené des tas de choses pour vous, que je ne sais comment vous faire parvenir. Cela s’accumule dans mes valises, et déjà, je crois bien que l’une d’elles est égarée. C’est la rançon des voyages mais il y avait dans celle-ci deux merveilleux pyjamas chinois en lamé qui auraient pu faire des robes du soir superbes… Tout n’est pas perdu, et puis il y a encore d’autres choses, tranquillisez-vous. Je ne sais pas pourquoi je vous parle de cela, puisque j’entends Zou remarquer qu’elle n’a jamais rien reçu…

Si, c’est pour vous dire que je pense à vous.

Jeudi 11 juillet 1946

J’ai reçu l’adorable lettre de Zou, elle m’a fait beaucoup de bien ; cette fois-ci c’était une vraie lettre. Bravo pour Lydie qui a réussi avec son livre... J’ai également été heureux de trouver la lettre de mon ami belge. Armand Delcem, quand je pense que c’est avec lui, en Espagne, au camp de concentration de Miranda de Ebro, que nous avions donné le rendez-vous à tous les gens du « Club » qu’il avait créé. Ce rendez-vous à Paris, le 15 août à l’Obélisque, place de la Concorde, l’année d’après la guerre… Nous verrons bien qui y sera ! mais Lydie vas-y STP.

Je continue à me débattre comme un beau diable. Enfin le bateau ne part que le 15 août…

Si vous me voyiez en ce moment ! Je suis tout de blanc vêtu, dans ma grande chambre, dont tout un mur n’est qu’une immense fenêtre, le front pas trop sur la machine pour ne pas laisser tomber de gouttes sur le clavier… De temps en temps, je vais me mettre sous la douche, histoire de voir la température de l’eau… la vie est belle, tant qu’il fera chaud, je serai content.

Buis est parti à Hanoi pour deux ou trois mois. Nous avons passé quelques jours épatants ensemble. En attendant, je fais comme si je m’installais dans ce pays, avec un camarade (probablement le meilleur et le plus intelligent de tous). Nous avons pris une villa que nous essayons de meubler pas trop mal. Actuellement il a un contrat avec le meilleur journal d’ici dont il est un peu fondateur, mais lorsque je reviendrai du Pacifique, nous voudrions faire équipe ensemble pour de bon.

C’est le seul garçon qui vous plairait vraiment. Je le connais depuis longtemps, mais nos chemins n’arrivent pas à se jumeler. Peut-être un jour le connaîtrez-vous ? Jean Lacouture.

Mercredi 24 juillet 1946

Voici bien longtemps que je ne vous ai parlé. Bien des choses se sont accomplies depuis l’autre jour. D’abord, ce soir, je suis chez moi ! Vraiment chez moi dans MA villa ! Une merveilleuse maison moderne à un kilomètre de Saigon, bien au-delà du « périmètre de sécurité » mais qu’est-ce qu’on en a à faire, nous les Annamites, on les aime. Ils le savent alors ! Il n’y a pas une autre maison habitée autour de nous, et alors ? Je suis donc installé ici avec Lacouture. Meublés comme des richards, avec les immenses tapisseries, brocards, et merveilleux bibelots de porcelaine que j’ai ramenés de Chine. Grandes pièces à colonnes ocre clair, carrelage frais et coloré, presque pas de murs, que des fenêtres.

Lacouture n’est pas là, il est rarement là en même temps que moi, et chaque fois qu’on se rencontre, il me dit qu’il a repris un nouveau journal… C’est un remarquable éditorialiste, il joue avec ses lecteurs et peut se mettre dans la peau de tas d’idées et de conceptions différentes. Si les lecteurs qui lisent les 3 ou 4 éditoriaux défendant des idées totalement opposées, pouvaient imaginer que c’est le même journaliste qui les rédige, ils ne pourraient plus rien comprendre.

Ce soir, panne générale de lumière ; c’est pourquoi j’ai enfin le temps de vous parler… La machine résonne dans notre grand bureau-salon, une superbe lampe à huile en terre donne une lumière chaude mais attire aussi les moustiques… Tout autour des millions de grillons font un tapis sonore de Provence. Je suis heureux, toujours heureux !

Depuis l’autre jour, j’étais en mer… oui, juste le temps d’emménager, et, en route ! Un bateau (Le Suffren) partait pour un débarquement sur une île, je n’ai pas pu résister… Et me voilà parti pour Poulo Cecir-de-Mer ! Cela ne vous dit rien ? A moi non plus cela ne me disait rien. Évidemment c’est une terre de 4 kilomètres sur 8, mais quel pays !

Quelle plage ! Quels palmiers ! Quel calme ! …

Et nous sommes débarqués là-dedans, quatre cents hommes, l’arme au poing, prêts à tout… à quoi au juste ?

Enfin, la France a repris possession de Poulo Cecir-de-Mer. Pendant deux jours, après avoir planté le drapeau tricolore sur le sommet le plus élevé, nous avons parcouru l’île en tous sens, nous nous sommes baignés, nous avons pris du soleil, enfin une balade épatante. Le reste du temps, la vie de mer, que je commence à aimer sérieusement. Il y a autre chose que je commence à adorer, c’est l’eau. Maintenant, je reste des heures entières à me promener sous la mer, à regarder les poissons, les rochers, les algues, c’est merveilleux… avoir un troisième sens d’évolution, pouvoir monter, descendre, aller en tous sens, suivre un poisson tout bleu comme de l’émail, remonter respirer, faire un rond, puis redescendre courir après une voile avec des yeux noirs…

Depuis deux jours, je tire les photos, mais ce soir : la panne et le repos avec vous. Si vous me voyiez ! Tout noir, plein de soleil.

Vendredi 26 juillet 1946

Hier soir, j’ai été interrompu, et ce matin, à 5 heures, j’ai continué le travail que j’avais stoppé par manque de carburant. Tout à l’heure je suis allé porter mon travail à l’état-major de la marine. Tout le monde est content, moi aussi… Mon départ pour le Pacifique a l’air d’être à peu près sûr ! Le départ est avancé, ce serait le 10 août… je jubile… vous vous rendez compte : 7 mois !

Hier soir je ne vous ai pas dit que j’ai reçu en arrivant de Poulo votre splendide lettre en réponse à ma lettre de Pékin… J’étais fou de joie… enfin des vraies lettres familiales. Je suis désolé de vous laisser, mais j’ai un travail fou.

Une bonne douche sous pression, toutes fenêtres ouvertes, à poil dans un sampote, l’ombre des palmes sur le mur, la pièce éblouissante de lumière, la fraîcheur du soir, la satisfaction du devoir accompli, des commandes plus que je ne pourrais en faire, la perspective d’un grand voyage (celui que j’attends depuis que j’ai l’âge de raison) … Dans le fond tout va bien !

Je ne vous ai pas dit non plus que j’ai une petite Chinoise pour s’occuper de tout dans le ménage… on ne s’occupe plus de rien, le linge se lave tout seul, le déjeuner est prêt à toute heure du jour et de la nuit, enfin, plus de question matérielle. Là, Zou serait ravie de me voir éclore, c’est ce qu’il vous faudrait à Paris… On ne la voit pas, elle ne mange que du riz, elle est propre et pas trop jeune, c’est un peu une mère.

Lacouture, on ne le voit presque pas, il n’a pas les mêmes heures que moi, quelques fois, on dîne ou déjeune ensemble, mais en tout cas on se rencontre le soir. Là, nous parlons un peu du ménage, de la journée ou du dernier voyage, enfin la vie de famille en plein.

Heureusement que je suis parti ! A Paris, j’étais foutu, jamais je ne m’en serais sorti. Ça a été dur, mais puisque ça y est… Je suis malheureux de ne pas vous aider, mais dans quelque temps cela ne sera que mieux. Si je m’étais installé ici, j’aurais peut-être, en gagnant de l’argent, perdu les plus purs moments de ma vie, et puis je serais devenu un marchand de soupe… là, je continue à être un vagabond, je crois décidément que c’est une victoire.

Cela doit être curieux, pour vous, de voir en raccourci et à la file, ma vie de plusieurs semaines à la fois ?

Samedi 27 juillet 1946

L’avion part demain matin, j’espérais vous joindre quelques photos de moi mais je n’ai pas eu le temps de les tirer. Ce sera pour la prochaine, et encore je ne sais pas si j’arriverai à vous l’envoyer ce soir.

Si oui, vous aurez cette lettre mercredi ou jeudi.

Tout va à fond. J’ai à peine le temps de respirer, c’est tout ce qu’il me faut. Mes amours, je voudrais vous transmettre toute la joie que j’ai en moi en ce moment. Je vous aime, vous embrasse, à bientôt, et bonjour à tous. Toujours vôtre.

1946, à bord du « Suffren », à Poulo Cécir-de-Mer, Sylvain avec l’officier de liaison anglais Burton

Sylvain

L’amiral Georges Thierry d’Argenlieu

Saigon

Vendredi 9 août 1946

Encore une sacrée journée. D’abord la réponse de l’amirauté de Paris, acceptant mon embarquement sur le La Grandière : ça y est, c’est un grand jour, tant que je n’avais pas cette réponse, je n’étais pas tranquille. Ensuite, mon voyage au Tibet et aux Indes est à peu près décidé aussi… Je rejoindrai, en avril 1947, trois amis de l’École française d’Extrême-Orient qui auront déjà passé trois mois dans un monastère et qui m’attendront là-bas pour faire la grande traversée : « route de la soie », etc. Nous comptons six mois pour cela, puis six mois encore, pour traverser les Indes et rentrer en France en voiture… Arrivée en avril 1948… L’équipe est sympa, un père missionnaire, un médecin qui a déjà fait une partie de la route, et une Suédoise très « dure à cuire » de l’École du Louvre. Lacouture nous rejoindrait aux Indes…

Cela peut vous paraître drôle que je m’embarque déjà sur le Tibet, avant même d’être parti pour l’Océanie, mais ce sont des choses qu’il faut préparer très à l’avance… Je crois que, si l’argent ne rentre pas encore, par contre ma renommée s’agrandit de jour en jour. Il est curieux qu’il faille être ici pour atteindre Paris. Or c’est ainsi, ma nouvelle collection d’Angkor enthousiasme bien des gens, c’est peut-être pourquoi je vais pouvoir partir dans une des seules régions du monde qui soit inexplorée…

Après demain, je pars pour Nha Trang dont l’institut océanographique me demande, en attendant le départ du bateau, pour faire quelques reportages sur leurs activités. Je vais vivre pendant plusieurs jours dans une des plus belles baies du monde. Je vais faire de la photo sous-marine, des gros plans de coraux, enfin, je suis ravi. J’espère seulement recevoir de la pellicule et du papier de Henri-Jacques avant de partir.

Dans ma prochaine lettre, je vous dirai ma nouvelle adresse dans le Pacifique, et n’ayez crainte, je continuerai à écrire.

Une heure du matin. Ce soir, invité à dîner chez l’aide de camp de l’amiral d’Argenlieu. Cinquième et sixième symphonie de Beethoven. Enfin, un peu de musique ! Aujourd’hui, j’aurai tout eu. Tout le monde m’envie de faire cette croisière ; je crois que c’est le rêve de tous les marins.

Pour l’instant, je suis bien installé dans un bon fauteuil, la machine sur les genoux, Lacouture n’est pas encore là. Je l’attends pour lui annoncer toutes les bonnes nouvelles de la journée. Il ne sait même pas encore qu’il part avec moi à Nha Trang ; il me l’avait demandé, mais je ne l’ai pas encore vu depuis la réponse positive. Je regrette qu’il ne puisse pas venir avec moi aussi dans le Pacifique… Enfin, l’autre journaliste est tout à fait valable mais n’a pas sa classe.

Mes amours, vous ne vous rendez certainement pas compte de la vie d’ici, je cherche à me mettre à votre place pour vous dire ce qu’il faut, mais cette lettre ne doit pas être bien passionnante. De toute façon, j’ai très plaisir à parler avec vous, même pour ne vous dire que des choses banales quand elles le sont.

Je vous embrasse tous bien fort. Je suis plus avec vous qu’à Paris… Je vous aime

Sur le Suffren, Saigon, Nha Trang, Angkor, de nouveau Saigon, du dimanche 11 au lundi 26 août 1946

Mes amours,

Me voilà une fois de plus en route, prêt à partir ; ce n’est pas encore sérieux cette fois-ci, puisque je ne vais qu’à Nha Trang, mais un jour de mer n’est pas à négliger…

Il fait très chaud aujourd’hui, j’ai hâte que le bateau appareille pour qu’il y ait un peu d’air. Je suis dans ma chambre, bien installé, devant mon bureau – ces bateaux sont de véritables maisons – maintenant je fais partie du croiseur, personne n’est plus étonné de me voir. Mais aujourd’hui c’est la dernière fois que je suis avec eux. Lorsqu’ils reviendront, je serai déjà parti pour la grande croisière… Ils m’envient beaucoup…

Lacouture devait venir avec moi. Hélas, lui n’est pas tout à fait libre (il est encore militaire) et hier soir, à 10 heures, on lui a donné un ordre de mission pour Siem Reap. Il est parti ce matin à 6 heures, et derechef je suis tout seul pour travailler. Pendant ce temps, il vole vers Angkor, désolé de me laisser.

J’ai vu hier soir un camarade qui arrive de Manille. D’abord il m’a sauvé la vie en me donnant quatre bobines de pellicule (je ne savais pas comment j’allais m’en sortir pour Nha Trang et j’attendais qu’un miracle impossible me fasse avoir de la pellicule) et de plus il m’a dit tout ce que je pourrai avoir en passant là-bas… Comme quoi il ne faut jamais désespérer… Même Lacouture était soufflé ! Nous sommes partis à midi, pendant le déjeuner, et maintenant nous remontons le Mékong jusqu’au cap St Jacques. Le Suffren va plus loin, mais il me dépose en route.

Nha Trang, (institut océanographique) lundi 12 août 1946.

Ce matin, j’ai débarqué dans cette baie extraordinaire, reçu par M. Serène, le directeur, jeune et sympa. Je vais habiter chez lui toute la semaine. La maison est située d’une façon étonnante, avec une vue à l’infini sur la mer sur trois côtés.

Soleil merveilleux, l’eau n’est pas trop chaude, des coraux et des poissons variés en quantité, des méduses qui vous piquent comme des orties, le fond de la mer pur comme un cristal, je sens que je ne vais pas m’ennuyer.

6 heures

Nous revenons de la ville. J’ai vu pour mon ordre de mission de retour : il n’y a d’avion qu’une fois par semaine, ou trop tôt ou trop tard. Je rentrerai donc en train : deux jours de train pour faire Nha Trang – Saigon… heureusement qu’il y a des couchettes.

Je me suis aperçu que je me trompe de date depuis longtemps, nous sommes aujourd’hui le 13 et non le 12.

Nous avons étudié tout à l’heure les possibilités de travail. Je crois que cela va être épatant, nous allons pouvoir envoyer quatre articles sur des sujets différents, avec textes de Serène…

Quand je pense que vous n’avez pas vu de photos de moi. C’est que j’ai très peu de papier, que je joue sur la corde raide. Je vais essayer de vous en envoyer quelques-unes avant de partir, surtout si je reçois du papier comme je l’espère.

Mercredi 14 août 1946

Il est midi

Je suis complètement étourdi. Depuis ce matin je fais des photos sous-marines, des photos extraordinaires, des paysages de coraux avec des tas de petits et de gros poissons exotiques avec des voiles vaporeuses et des petits yeux malins, ou des méduses jouant à cache-cache avec les algues en imitant leur couleur, le tout baignant dans une lueur de conte de fée avec éclairage tamisé de grande maison ; même la lumière est chaude, bleutée ou rosie, elle se faufile comme un vent, s’infiltrant, imbibant les coraux qui pompent comme des poulpes ce maquillage de vie.

Ce monde me passionne de plus en plus. Il ne peut être décevant puisqu’il a l’air irréel ; il devrait être froid et cependant il vous réchauffe ; il y a transposition de la chaleur sur un autre plan : chez lui, tout est transmuté, le son se voit, la chaleur s’écoute, la couleur se laisse toucher, l’odeur transperce la peau comme une décharge électrique… C’est un chamboulement complet de tout l’être. Aucun rêve ne pourrait atteindre cette réalité…

7 heures

Tout à l’heure, par un truchement optique, j’ai pénétré, avec un microscope, à l’intérieur d’un corail… C’est vraiment l’œuvre d’un grand architecte... La composition de ces cristaux est ahurissante, ce sont des étoiles de l’esprit rendues solides par je ne sais quel miracle… Je me suis promené avec mon appareil, escaladant cette voie lactée, m’accrochant à la lumière et souvent pris de vertige au passage de ces vallées sombres et profondes, presque sans fond, que sont les entre-branches des étoiles…

Une chose est remarquable, que le soleil a son ombre aussi pure chez les petits que chez les grands.

On pourrait croire qu’il n’aurait pas la patience d’être net, que, dans ces petites arrêtes, il s’embrouillerait et que sa lumière deviendrait diffuse… Pas du tout, il se met tranquillement à la porte de ces petites choses, il devient délicat et reste pur.

Je suis content de ma promenade. C’était un peu fatigant : il fallait tenir une ou deux grosses loupes devant mon objectif, en même temps que je faisais une mise au point laborieuse, et tout ceci sans perdre de vue mon image dans le verre dépoli… Lorsqu’enfin j’ai relevé la tête, je n’étais pas sûr de ne plus être dans mon corail…

Demain, au matin, de bonne heure, je pars avec les pêcheurs annamites ; moi-même dans l’eau, je vais prendre un autre plongeur en train de jouer avec les habitants de la mer. Je me régale à l’avance. J’ai enfin trouvé un véritable sujet d’évasion : le royaume de l’instinct, un monde où l’intelligence n’a pas encore pénétré en brisant tout avec lui. La vie est dure et méchante dans ce pays, mais il y a des lois, les lois du Seigneur, pas d’autres… Quel succès !

Vous devez vous amuser de me voir m’emballer là-dessus ! Vous avez raison ; mais ne vous y trompez pas, je m’amuse aussi, mais avec de beaux jouets, et, pour une fois, avec une joie sans mélange.

Quelquefois, je me souviens du salon, chez nous ; cela me fait tout drôle : je tournais comme un ours en cage, mes pensées aussi tournaient sans fin, pareilles à un cercle sans issue ; maintenant je comprends pourquoi : je n’avais pas assez en moi, peut-être, pour vivre sans espace. Heureusement, le cercle s’est ouvert, maintenant, il continue mais en spirale, il monte et s’élargit ; bientôt il sera si large qu’il deviendra une ligne droite et sans altération ; je le devrais peut-être un peu au fond de la mer…

Jeudi 15 août 1946

Pas de veine, ce matin, le soleil est resté chez lui. Nous sommes partis quand même, et la moisson a été belle : quelques poissons en robe de mariée bleutée, des « bénitiers » (coquillages de la forme en question), deux « œufs » (autres coquillages, toujours de la forme de leur nom, mais tout vernis et brillants comme un œil) et des tas de petits poissons bleus comme… comme rien ! Ils faisaient littéralement mal aux yeux…

Ce qu’il y a de beau dans cette pêche, c’est que nous les prenons vivants, sans mauvaise intention… et un coquillage vivant avec la bête, c’est entièrement recouvert d’une housse noire pareille à du velours, et lorsqu’on le touche, il se déshabille et vous reste nu et blanc dans la main. Tout est entré à l’intérieur.

J’ai tout de même pris quelques photos de « couteaux ». Ce ne sont pas comme vous pourriez le croire les coquillages que l’on trouve à Trouville, ce sont des poissons qui vivent presque verticalement, la tête en bas ; ils sont très curieux car ils vivent en bande, à même distance les uns des autres, et lorsque vous leur faites peur, tous, d’un même mouvement, sans changer d’un poil leur formation, se décalent d’un cran dans l’espace comme un éclair.

En remontant, tout à l’heure, je suis arrivé en plein goûter. C’était l’anniversaire de Marie-France, une des petites filles de la maison.

D’un seul coup le ciel s’est couvert, il fait presque noir et… crac ! la pluie éclate sur les feuilles, un roulement frais et clinquant, on entend chaque goutte s’écraser en criant de surprise, un petit courant d’air heureux vous enveloppe, il fait bon maintenant, d’ailleurs le ciel est déjà décrassé, les dernières gouttes tombent une à une, c’est fini.

Vendredi 16 août 1946

Décidément, je n’ai pas de veine, encore pas de soleil ce matin… de plus, j’ai une pellicule qui a cassé dans mon appareil. Toute la matinée nous avons couru après des poissons sauteurs, inutile de vous dire que ce n’est pas très pratique à attraper ! Ils sautent, il rampent, ils nagent, ils font tout. Hélas, ils sont affreux. On ne peut tout avoir.

Samedi 17 août 1946 - 8 heures

Le train va partir ; étrange train où le civil est une chose inconnue ou presque. Des militaires, des Annamites. Un wagon-couchettes divisé en 2e et 1re classe. La campagne défile : des palmiers, des prés très verts où, par paquets de cinq ou six, circulent les petits chapeaux coniques et blancs des Annamites. Je ne me suis pas mis dans le compartiment réservé aux officiers. Ils m’embêtent. Je suis entouré de « Niacs ». Ils me regardent, les yeux écarquillés, taper tranquillement à la machine.

Je suis très content de mon séjour, je crois qu’il sera fructueux, et de toute façon, j’aurai passé quelques jours chez les plus beaux poissons du monde. Bien des gens sont passés par ici, du temps de la splendeur de la France, des princes ont fait des milliers de kilomètres pour venir admirer ces arcs-en-ciel de la mer, mais aucun ne peut se vanter d’avoir pénétré chez eux, de les avoir contemplés, sans artifice, dans leur vie la plus intime – j’ai un peu l’impression d’avoir fait une indiscrétion, d’avoir regardé par le trou d’une serrure, d’avoir pénétré comme en rêve dans un monde interdit.

Je ne comprends pas comment des êtres peuvent avoir un sentiment de plénitude en restant sur place, ils sont faits autrement que moi, ils n’ont pas besoin de voir pour comprendre (je parle des intellectuels qui peuvent étudier le monde dans un bureau).

Je suis sûrement plus jeune puisque j’ai une attirance avide de voir, d’entendre, de me mêler à toutes les créatures et leurs créations. Voici maintenant que l’archéologie me tente, que ces pierres arides me paraissent vivantes. C’est Angkor qui m’a secoué : comment en sont-ils arrivés à cet art ? D’où vient-il que ces gens avaient un style aussi pur ? Je le comprendrai probablement dans un an lorsque je serai chez leur père.

Je saute d’un sujet à l’autre avec une désinvolture sûrement difficile à lire, mais dans le fond, tout cela se tient, c’est à la découverte que je suis parti, je n’étais pas très pur au départ, mais aujourd’hui que je suis un peu élagué, je peux déjà vibrer plus largement au contact du monde.

Au retour d’Alger, Lydie m’avait donné « Le Silence de la Mer » ; je l’avais lu d’une traite, dans le train de retour, et à la fin j’avais l’impression que ma tête s’ouvrait en deux, que mon corps était apte à tout percevoir… Pourquoi, je ne sais pas. Une heure après, tout était passé, et il me restait seulement le souvenir d’un beau livre. En ce moment, et depuis quelques temps déjà, j’ai la même sensation, mais cette fois-ci elle est à moi, je ne dépends pas d’un autre.

Je ne sais pas si vous comprenez ce que je dis, j’ai du mal à m’exprimer, je ne sais pas écrire, je voudrais apprendre ; c’est vous qui en pâtirez…

Je viens du wagon-restaurant… Quel mot pompeux pour appeler ce pauvre bouge coincé dans une voiture. C’est tout simplement un Chinois qui s’est installé dans un wagon de marchandises… Par contre, on y mange mieux que n’importe où, on peut commander ce que l’on veut : poulet rôti, omelette au jambon, ou un paquet de Philip Morris, tout y est – on fabrique devant vous sur un petit feu de bois et sans artifice des plats annamites, chinois ou français, que l’on mange avec baguettes ou fourchettes.

Ces gens sont extraordinaires ; en fin de compte, on oublie le décor crasseux pour ne considérer que ce que l’on est venu y faire…

« Fontiete » ! Des centaines de marchands se précipitent sur nous ; des oranges vertes et acides, des bananes sucrées comme celles que l’on trouve à Paris confites, des soupes chinoises, un brouhaha terrible, c’est un marché dont le train serait le centre… il est devenu un ventre, un ventre qui achète, qui marchande, c’est assourdissant.

Dimanche 18 août 1946

Huit heures de sommeil d’une traite, réveillé par les cris des marchands de café ; ils sont là, une table par fenêtre, un petit feu derrière, eux-mêmes installés sur des tabourets avec leur femme et leurs gosses.

Une jolie jeune fille avec des dents éclatantes et bien rangées – chose extraordinaire dans ce pays où tous mâchent le bétel – déguste son café, radieuse. Je ne peux y tenir, je descends de ma couchette avec mon appareil, elle est juste sous ma fenêtre, je la bombarde littéralement. Je sors, tout est lumineux ce matin, je prends des femmes, des enfants, enfin trente-six photos de la vie courante annamite… cela me servira plus tard. Rien que cela valait le coup de passer deux jours en train. En avion il faut une heure, mais c’est autant de foutu.

Saigon - Minuit

Me voici chez moi, Lacouture n’est pas encore rentré de Siem Reap, je suis tout seul avec la lampe à huile (toujours ces pannes de courant). Quel bonheur de rentrer chez soi, de tout retrouver à la place où on l’a laissé, je me sens bien et content. En arrivant après quelques jours d’absence, j’ai toujours un petit pincement… qu’y a-t-il de neuf ? Des lettres ? – non, toujours rien… mon départ inchangé, aucune bonne ou mauvaise nouvelle…

J’ai installé les beaux coquillages que j’ai apportés de Nha Trang sur les tables, cela fait de merveilleux cendriers… La guitare a réintégré sa place… je suis chez moi tout seul, je vais aller retrouver mon amie suédoise si belle et si gaie et puis la maison est à moi seul ce soir.

Mardi 20 août 1946

Il est 5 heures du soir, je suis tout étourdi, j’ai horriblement sommeil, je fais un effort désespéré pour tenir jusqu’au dîner. Il n’y a presque pas de lumière à Saigon en ce moment, quelquefois la nuit. Hier soir je suis entré dans le labo à 8 heures… j’en suis sorti ce matin à 7 heures. J’ai travaillé onze heures durant, sans arrêter un instant. Le résultat : une collection de photos comme jamais je n’en ai faites ! À 10 heures, je suis allé à l’état-major de la marine, mes photos sous le bras. Ils étaient complètement soufflés.

Je crois vraiment qu’il n’y jamais eu de photos de ce genre aussi pures… Ce sont des paysages dantesques, ou bien parfois des vues de paradis – pour poissons, s’entend -. Je suis ivre de joie d’avoir réussi à rendre ces milieux qui me tiennent tant à cœur. De plus, il est très difficile de se rendre compte dans l’eau de la luminosité, et j’avais très peur d’avoir fait des erreurs fondamentales.

Il peut vous paraître curieux que j’attache tant d’importance à de simples photos, mais il faut vous dire que maintenant je rentre dans le domaine de la découverte. Peu de gens se sont lancés là-dedans ; il n’y a que les scientifiques qui aient fait des essais, mais ils n’ont pas le sens de la composition. Pour moi, c’est différent, ce qui m’intéresse est justement la partie sensorielle, la difficulté est de rendre par des moyens techniques des sentiments d’art et de poésie.

Ces premiers essais sont très encourageants, tous les domaines peuvent être exploités avec des procédés similaires ; j’ai soif de tout essayer, je voudrais tout voir sous l’angle « gros plan ».

J’ai commencé par les portraits, quelquefois des morceaux de visage agrandis au double, ensuite j’ai essayé la sculpture, maintenant les poissons et la mer, demain quoi ?

Peut-être fais-je erreur, c’est possible dans le sens général, mais pour ce qui est des essais, ils sont concluants. Je me fais l’impression de voir le monde avec une loupe…

On a déjà exploré les infiniment petits, les très gros… Je voudrais essayer les moyens, entre nous et les infiniment petits. J’ai tiré pour vous quelques photos, vous vous rendrez compte. Je voudrais votre appréciation.

Je suis en train de monter des objectifs spéciaux sur mon appareil, j’essaye tout, nous verrons bien. Plus tard, la même chose avec la caméra… Il y a à Paris un type sensationnel, qui s’est spécialisé dans la prise de vue des films sous-marins : Cousteau. J’avoue que je serais curieux de voir ce qu’il fait ? Si vous avez l’occasion de voir ses films, n’y manquez pas !

Je suis content de partir dans le Pacifique en ayant déjà une réelle expérience derrière moi. Là-bas, je pense, je vais avoir des tas de sujets… Quel bonheur lorsque l’on a un sujet de pensée qui est capable de vous absorber tout entier ! Je n’avais pas connu cela depuis mon film d’Angkor.

… Que j’ai sommeil !

Mercredi 21 août 1946

Je viens de voir mon bateau, avec Gouelle, mon coéquipier du voyage, nous nous sommes présentés au commandant du La Grandière. C’est vraiment le genre que nous nous imaginions. Nous avons essayé de nous imprégner de ces lieux où nous allons vivre confinés pendant des semaines de mer consécutives. Nous avons également vu notre chambre qui est vraiment très luxueuse.

Lundi 26 nous embarquons, et le 27 au matin nous appareillons…

Cette nuit, je vais probablement recommencer la séance de l’autre soir – il n’y a du courant que la nuit – et j’ai encore beaucoup de travail en retard.

Cet après-midi, je vais prendre des nus avec une fille extrêmement belle. J’ai déjà fait quelques essais avec elle et il faut savoir qu’elle est très photogénique.

Chez moi, c’est très pratique : il y a de grandes surfaces unies, une bonne luminosité, et j’ai installé un jeu de glaces pour renvoyer la lumière à ma fantaisie – rien n’est meilleur que la lumière du soleil…

« Hath o » (qui se prononce HatAo) est en train de faire le ménage à fond. Pendant notre absence, elle en a profité pour prendre quelques jours et la maison était vraiment dans un sale état. Ici, il n’y pas de poussière, mais il y a des tas de bestioles ; araignées, margouillats et autres qui s’en donnent à cœur joie ! J’ai préparé des tas de choses pour vous, pour que vous ayez, avant que je parte dans les mers lointaines, quelque idée sur ma vie en général. D’abord ma carte de visite moitié chinois, moitié français : en Chine, quelqu’un qui n’a pas sa carte en chinois est quantité négligeable ; cela sert à tout, c’est un véritable laissez-passer ; dans leur esprit, quelqu’un qui n’en a pas est probablement un étranger qui n’est pas au courant, et tous les moyens sont bons pour lui soutirer de l’argent…

Des photos au dos desquelles vous trouverez les explications nécessaires. Enfin je vais essayer de vous envoyer le plus de documents possibles.

Maintenant, je vais avoir des tas de reportages à envoyer, et je compte sérieusement qu’ils passent dans de bons journaux.

Pour la question du courrier pendant le voyage, la poste navale s’efforcera de nous joindre tous les mois… cela n’est pas sûr du tout, cela dépendra tout simplement des moyens de transport qu’ils pourront utiliser.

De moi à vous, je me débrouillerai pour vous faire parvenir mes reportages et mes « lettres-journal » en un seul colis.

Je dois de nouveau travailler pour l’Information d’ici… Ils me paieront à la Banque de Paris, je préfère que tout soit en Francs.

Je suis très ennuyé parce que je n’ai pas encore reçu le ravitaillement matériel photo que j’ai commandé à Henri-Jacques par l’intermédiaire du Commandant Buis. Si je ne l’ai pas avant de partir, je ne sais pas comment je vais faire… enfin nous verrons… Il y a encore un espoir dans l’avion qui arrive en principe vendredi ; malheureusement il arrive en général le samedi ou le dimanche et, le temps que la distribution se fasse, je peux fort bien louper le coche à une heure près. Tant pis, cela ne me tracasse pas du tout : Lacouture, encore un coup, est scandalisé…

Jeudi 22 août 1946

10 heures du matin, j’ai encore travaillé toute la nuit ; seulement, cette fois-ci, c’est pour moi exclusivement. Je viens de me faire une collection complète de mes meilleurs clichés en grand format 30 x 40. D’immenses photos qui peuvent à elles seules remplir un mur, et de plus, tirées impeccablement, sans le moindre défaut. Cela faisait longtemps que j’attendais de me payer ce luxe, j’avais gardé pour cela une boîte de papier magnifique que j’avais eu à Calcutta. Il y a un peu de tous les genres : des vues sous-marines, des portraits d’hommes et de femmes tous extrêmement différents les uns des autres, des enfants, des vues de vieilles pierres, de Pékin et d’ailleurs, des nus, des gros plans de choses de toutes sortes, etc.

Je crois que je n’ai jamais été en aussi bonne forme, je ne suis pas fatigué du tout, et puis même je le serais… J’aurai le temps de me reposer à bord pendant nos 4 000 km de mer sans escale. Vous vous rendez compte, Saigon – Nouméa… (nous ne faisons plus escale à Manille, ce trajet est fait d’une traite).

Je peux vous dire dès maintenant que je passerai Noël et le Nouvel An à Tahiti. Ensuite les fjords de la Nouvelle-Zélande et l’Australie. Le programme est très joli, d’autant plus que personne n’est pressé et que nous aurons le temps de voir les choses sérieusement. Sous la vitre de mon bureau, une de mes grandes photos me donne l’impression de regarder perpétuellement dans la mer, les poissons sont un peu figés, mais on peut mieux les admirer ainsi.

Ce soir, Lacouture et moi, on s’embourgeoise, dîner, cinéma, et maintenant, nous profitons de la lumière… C’est si rare d’avoir de l’électricité dans notre quartier ! Nous n’en avons pas eu depuis avant que je parte à Nha Trang.

Je viens de me composer une marque, cette fois-ci et je ne pouvais plus m’en passer. Je m’y suis mis cet après-midi et déjà sur mes photos, on peut voir ma signature, à l’endroit. Tout le monde s’accorde pour la trouver jolie, en tout cas elle est simple !

Samedi 24 août 1946

Après déjeuner. Je suis mort, encore toute la nuit d’hier, maintenant c’est fini, et j’en ai même tiré pour vous !

Tout à l’heure, au club, on m’a encore demandé des tas de portraits. Non ! On ferme… Par contre, une fille merveilleusement belle pénètre à ce moment…

Une métisse comme je n’en ai jamais vu, parfaite. J’ai été froidement la trouver (je suis assez connu pour me permettre ces trucs-là maintenant) …

Elle viendra demain matin ici… Je tirerai plus tard… sur le bateau… Je lui enverrai une épreuve… Je suis ravi, je vais me régaler. Hélas, je ne crois pas qu’elle accepte de poser nue, elle est très jeune !

Je vais vous envoyer cette lettre tout à l’heure. Je me tortille le cervelet pour ne rien oublier… C’est curieux de ne pas être là et de partir quand même ! Je n’ai encore rien préparé. Je ferai tout cela dimanche soir, après la petite fête que nous avons préparée, Jean Lacouture et moi… Deux grands événements : je pars et pour lui, c’est la quille, il est démobilisé !

Mes amours, je vous laisse, je continuerai à vous écrire comme maintenant, vous recevrez tout par brochure.

Je vous aime, je vous embrasse très fort toutes deux, à bientôt.

Toujours vôtre, Sylvain

P.S. Amitiés à tous !

Rectification : Il me manque quelques éléments pour mes articles. Jean Lacouture vous les enverra dans le prochain courrier. Je vais de ce pas voir si je n’ai toujours rien reçu de vous !

Minuit

J’ai couru tout l’après-midi, le colis n’est pas arrivé ! Je vais partir pour sept mois dans des pays où il n’y aucune possibilité de ravitaillement sans une pellicule, vous avouerez que c’est un peu fort… Je m’en fous, mais je devrais être fou de rage…

Par contre, la bonne lettre de Zou du 5 août est arrivée et j’espère encore en avoir d’autres demain matin. De toute façon, avec cette histoire, j’ai loupé l’avion et cette lettre ne partira que la semaine prochaine.

Lundi 26 août 1946

Hier soir, un adieu magnifique… Cela a duré jusqu’à ce matin… Pas d’autres lettres… Pas de colis… J’embarque dans un quart d’heure.

Je suis heureux… heureux… Au revoir !

À bord du La Grandière, Mercredi 28 août 1946

Mes amours,

Le capitaine Burot – l’homme qui a composé notre voyage, un de ceux qui connaissent bien ce quartier du monde – m’a dit, la veille de mon départ, en me regardant fixement dans les yeux et en martelant lourdement chaque syllabe :

- « Tu ne reviendras pas ! Tu entends Sylvain ? Tu ne reviendras pas ! »

Bien sûr que si, je reviendrai… Ils ne me connaissent pas, les uns et les autres, ils me prennent pour un « poète ». A me voir jouer de la guitare, ils s’imaginent que je suis né avec, que cela marche tout seul. Lorsqu’ils voient mes photos, ils croient volontiers qu’elles se réalisent sans effort… Comment voulez-vous qu’une photo représentant un petit cheval chinois sur un nuage qui descend du paradis pour visiter la terre, ce soit un travail de réelle technique… ils ne se représentent pas cette feuille de papier photographique en train de passer dans les bains successifs et normaux de toute photo… ils ne se rendent pas compte que pour tout cela, j’ai travaillé des nuits entières, des nuits sans aucune poésie, des nuits d’usine…

- « Tu ne reviendras pas… » Qu’est-ce qu’ils en savent ?

Dans le fond, je suis injuste, c’est une preuve d’estime qu’ils me donnent là ; cela prouve tout simplement que j’ai réussi, que le but recherché est atteint, et que mon travail les touche là où je le désire, puisqu’ils oublient complètement la technique pour ne voir que ce que je veux qu’ils y voient.

Je me rappelle le temps où l’on trouvait que mes photos étaient « nettes » …

- « Comment faites-vous donc pour avoir des clichés aussi nets ? »

Aujourd’hui c’est : « Comme c’est curieux, le fond de la mer, comme c’est beau ! » Ce n’est que longtemps après que l’on me demande comment j’ai fait, et c’est presque par politesse… Cela paraît normal.

Avant-hier soir, j’ai eu de très beaux moments. L’après-midi, j’ai fait le déménagement, installé ma chambre à bord, puis été dîner. À mon arrivée au carré, les officiers du bord avaient un drôle de petit air, un gentil sourire… Sur mon assiette, un merveilleux bouquet de fleurs avec une carte « Bon voyage ». C’est une jeune fille qui l’a apporté tout à l’heure.

J’ai mis longtemps avant de réaliser qui… Personne ne l’avait vue, elle l’avait donné à un marin… Puis j’ai réalisé : une brave fille, déguisée en photographe, que je suis peut-être le seul à avoir fait semblant de prendre au sérieux…

Vers 10 heures, je suis redescendu à terre, pour aller au Club de la Presse dire un dernier adieu… Jacques Sallebert, l’homme de la radio, était là, comme toujours, partout avec son camion de sons. « Salut vieux ! Amuse-toi bien, tu l’as pas volé ! » Puis les autres :

- Tu reviendras, dis ? 

- Aujourd’hui, tu nous plaques vraiment, on était habitués à te voir revenir régulièrement, avec des tas d’histoires… mais, dans sept mois, qui sera encore là ?

- On est tellement contents pour toi mon vieux…

- Moi, je sais que tu reviendras, dit une fille, celle que j’aime le plus, qui est mon amie, la seule qui m’ait donné de la tristesse au départ. Ma belle Suédoise de Shanghai et de la Baie d’Along. - Mais à ce moment, je ne serai plus là ; où serai-je, au Japon, en France, en Suède, où ?

Et surtout n’oublie pas de passer à Moorea juste en face de Tahiti, je t’assure que c’est le plus beau coin du monde, j’y suis restée un an ! (c’est évidemment un critère pour cette fille qui n’a jamais pu rester en place.) - Peut-être y retournerai-je quand je serai vieille et laide…

Je l’ai raccompagnée ; en nous embrassant, il y avait une petite larme commune… Depuis Shanghai, on s’était perdu, retrouvé, au hasard des reportages, et une forte amitié s’était créée entre nous… J’aimais bien cette fille fantastique et changeante, belle comme il est à peine permis de l’être, faisant courir les hommes dans tous les sens, jouant un jour à la mondaine inabordable et le lendemain à la fille des îles, chaude et voluptueuse…

Elle, elle a compris que je reviendrai, elle me connaît bien, nous sommes semblables ; elle sait bien qu’il nous faut des êtres autour de nous, qu’il nous faut des aventures, des difficultés, rien que pour voir comment on va s’en tirer…

- « Remonte au club, et fais un « frais » à cette pauvre photographe, c’est si gentil le bouquet de fleurs… »

Je suis remonté, j’ai fait un « frais », un grand, puis Lacouture et Jacky m’ont accompagné à bord, jusque dans ma chambre, ils ont tout regardé, admiré, avec des yeux tristes et joyeux à la fois…

- Au revoir, à bientôt Jean, fin mars à Saigon et le retour en France en voiture en avril 48… Rendez-vous à Calcutta en octobre 47 ?

- C’est certain mon vieux, au revoir…

À 7 heures du matin nous quittons Saigon.

CHAPITRE IV

Le Pacifique : la vie à bord du La Grandière

Nous sommes au large de Bornéo. Ce soir, le soleil s’est couché d’une façon merveilleuse, il devait se sentir simple, juste deux couleurs : la mer et le ciel étaient dans le même gris bleu lumineux, mais l’un était mat, l’autre brillant… Ce ciel, on aurait dit de la gouache, il paraissait avoir un lieu, on aurait pu évaluer sa distance. L’eau allait exactement jusqu’à lui et l’on eût pu craindre qu’elle ne le mouille.

Je suis resté des heures à regarder en bas. J’essayais de me représenter le fond, le bas de la vallée… Quel monde grouillant il doit y avoir dans cet espace immense. Comment voulez-vous qu’à Paris on puisse imaginer une telle ampleur ? Il faut y être, se dire que l’on est à 3 ou 4 000 mètres d’altitude et qu’entre soi et le fond tout est rempli d’êtres vivants.

Buis, Jean Lacouture et Sylvain se retrouvent à Paris 40 ans plus tard.

Voyager des jours et des jours sans arrêt sur cette étendue interminable, avancer toujours et ne jamais arriver au bout ou presque jamais. Là, on se rend compte de l’immensité du monde…

Je suis heureux, je suis bien. Depuis quelques jours je me suis complètement acclimaté : tout brun, pieds nus, chemise ouverte jusqu’à la ceinture où l’air plein de senteurs de la mer pénètre sans aucune gêne, toujours en forme, jamais de points bas… Voilà la vérité.

L’air est doux, le corps n’existe plus, il n’y a plus que des sons, qui vous pénètrent et vous disent la vie.

Plus rien n’a d’importance, le jour ou la nuit, le sommeil ou la veille ; il n’y a de place que pour de grands sentiments, le temps perd son emprise, le ciel et la mer seuls sont en vous.

Mer de Zulu, on laisse Bornéo à droite, mer des Célèbes… Bientôt, la mer de Corail… Toutes ces petites mers sont différentes, chacune a sa couleur, ses vents, son ciel. Chacune vous parle différemment. Que va me dire la mer de Corail ? Son nom seul m’enchante.

J’aime ce bateau, c’est un bateau à l’échelle humaine ; il n’est pas immense comme un croiseur où l’on passe sa journée à galoper dans les coursives interminables, il n’est pas non plus ventripotent et oisif comme un paquebot. D’où que l’on soit, on voit et l’on sent la mer tout près, tout contre.

Assis à l’arrière, l’on pourrait faire traîner ses pieds dans l’eau… Je reste des morceaux de nuit, allongé presque sur le sillage, bercé du balancement des étoiles, parfois même je m’endors, et c’est le chuchotement de l’écume, à peine en vie qui s’éloigne et meurt dans la nuit, c’est son chant désespéré qui me réveille et me rappelle à la vie.

En 1904, un bateau avait signalé dans ces parages l’existence d’une petite île de 8 mètres de haut sur 30 de long… et plus tard elle avait disparu. Aujourd’hui toute la journée, nous l’avons cherchée. Nous n’avons rien trouvé du tout. Je suis déçu. Où est passée cette terre ? Alors, comme cela, notre support pourrait entrer dans la mer un beau jour, sans crier gare ? Et un autre continent sortir quelques milliers de milles plus loin ?

Ce sont des choses que nous savons mais auxquelles nous ne pensons jamais. Lorsqu’on se trouve en mer depuis huit jours avec une dizaine de jours de navigation devant soi et qu’on passe peut-être sur une terre qui avait des palmiers en 1904… cela vous laisse rêveur… Dans le fond, le déluge n’est pas si loin.

La vie à bord est extrêmement végétative, je passe le plus clair de mon temps sur le pont arrière ou sur la pointe avant : là, on sent l’eau monter et descendre sous soi, elle vous effleure les pieds un instant et se sauve à cinq ou six mètres de fond, puis revient toute calme…

J’aime cet endroit, surtout le matin lorsque le soleil est devant, j’ai l’impression de voler, de lutter contre le vent, et lorsque je me retourne, je suis tout étonné d’avoir tout un bateau derrière moi.

Si je redescends, c’est autre chose ; un bureau, une chambre normale, le « carré » (salle à manger) qui n’ont de particulier que les fenêtres rondes et le roulis… Des repas avec de la salade fraîche, du beurre et du vin à volonté. Malgré tout cela, on ne peut oublier la mer ; elle entre dans toutes les conversations, parfois même par les hublots.

C’est un personnage qui prend ses repas avec nous ; elle est, ou calme et douce, ou intraitable, pleine de parti pris et maladroite, renversant les carafes, bousculant les camarades dans les coursives, arrachant les cartes des mains des joueurs en plein bridge.

Nous l’aimons bien quand même, c’est une bonne compagne, et bien de mes amis ne pourraient pas se passer d’elle.

Il y a à bord le moyen de n’être jamais seul ; tous les amis des hommes sont avec nous : Bach, Beethoven, Mozart, Giraudoux, Pierre Louÿs, Duhamel, St- Ex et même Proust au complet. Il y a bien quelques infâmes Céline, mais ils sont très poussiéreux, ce sont les faux frères…

Tout à coup, la porte s’ouvre – nous étions en train de dîner au carré – nous voyons surgir avec sa bicyclette, un facteur… grosse moustache, le pif bien rouge, le képi sur les yeux, enfin le vrai facteur de campagne !

- « Bonjour la compagnie, il y a une lettre pour vous, plus exactement pour monsieur Seigle… »

Il faut avouer qu’en pleine mer les lettres sont rares, enfin « M. Seigle » prend la lettre et la lit tout haut. C’est une convocation de « Neptune » pour le lendemain matin huit heures. Tous ceux qui n’ont pas encore passé la « ligne » (l’Équateur) doivent être baptisés, les autres montrer leur certificat de baptême !

Depuis plusieurs jours, il régnait sur ce bateau une ambiance curieuse, un manque de naturel, on voyait des gens passer avec des airs mystérieux…

À huit heures précises, nous montons, Gouelle et moi au lieu du rendez-vous. Il y avait déjà beaucoup de monde ; des pompiers traditionnels, très rouges malgré cette heure relativement matinale, tout au moins pour des pompiers, des gendarmes tirés des histoires de conscrits, quelques évêques, curés, pêcheurs d’Islande sortis directement des paniers de régie des « Comédiens Routiers » … et des sauvages !

Vraiment ceux-là vous donnaient froid dans le dos, de vrais sauvages, tout noirs, roulant, au-dessus de l’anneau de leur nez, des yeux blancs de rage… de véritables exécuteurs de hautes œuvres, des mangeurs de têtes, qui faisaient, tout autour du pont, une sinistre danse du scalp, brandissant au-dessus de leurs cheveux graisseux des hallebardes, des lances, des ciseaux énormes, et des coupe-coupe prometteurs !

Nous avons tout de suite déguisé notre terreur grandissante en réclamant très haut l’emplacement réservé à la presse. Il nous fut répondu par un immense éclat de rire. Peut-être était-ce aussi parce que nous étions tous deux habillés comme des jumeaux avec caleçons longs américains (appelé vulgairement dans l’armée « Serge Lifar »), spencer rouge bonbon, gants blancs, chapeau mexicain à larges bords, et flanqués de nos attributs respectifs, soit : bloc-notes, crayon d’une part, et multiples appareils de photo de l’autre… Néanmoins, on nous a ri au nez, à nous « la presse ». Eh bien, ils verront…

Ils ont vu… ils ont très bien vu, on peut même dire qu’il n’y a rien qu’ils n’aient pas vu ; remarquez qu’ils n’ont pas tout admiré très longtemps, puisqu’après avoir été passé au cirage par un charmant bicot à fez rouge, savonné et rasé consciencieusement avec un pinceau de colleur d’affiche encore enduit de colle de pâte et un rasoir de cheval, frictionné fortement à la graisse de machine (la meilleure pour les cheveux secs), le fauteuil où j’avais été projeté bascula par l’arrière et après un voluptueux plouf… je sentis Neptune pénétrer en moi.

Quand j’ouvris les yeux et la bouche pour voir et respirer, j’étais entouré de Papous qui poussaient des hululements de joie, et je crus même percevoir au loin des milliers de voix sauvages qui leur répondaient, puis de nouveau, je m’emplis de Neptune pour enfin me sentir glisser sur une planche savonneuse et respirer à pleins poumons une poignée de farine, d’ailleurs immédiatement dissipée par un jet d’eau puissant !

Nous avions pourtant été bons princes : « Pas d’emplacement pour la presse ? Non non, cela ne fait rien, ne vous dérangez pas, nous nous arrangerons très bien… merci… »

Cela avait commencé par un drame : du haut du mât avait subitement paru un « pilote » de Neptune (le pêcheur d’Islande qui ressemblait d’ailleurs étrangement à un quartier-maître du bord, et, en même temps qu’un drapeau noir à tête de mort apparaissait à la vergue, le pilote se laisse glisser le long d’un cordage jusque sur la passerelle. D’une voix rauque il interpelle le commandant :

- « Ohé l’commandant !

- Hum ?

- Quel est ce bateau ? Répondez clairement !

- Hum, La Grandière.

- Bon. Ben j’vais vous aider à passer la ligne ».

D’un bond il se met à la barre. La sirène se met à gémir, puis le chef des gendarmes de hurler :

- « Tous les néophytes à l’arrière ! »

Nous, on voulait bien, mais probablement à cause d’un incendie que nous ne pouvions voir, les jets d’eau puissants des pompiers nous barraient la route… Ces idiots de gendarmes n’ont rien voulu savoir, et nous avons été obligés, en nous excusant bien sûr, de couper le jet de ces pauvres gens.

À partir de ce moment, il y eut une véritable panique… Tous, à demi fous, se sont mis à tourner en rond autour de nous en nous poussant vers une espèce de bassin installé au milieu du pont, un jury s’est immédiatement constitué, et en bloc, sans même avoir été regardés, nous fûmes condamnés.

J’ai voulu me dégager pour prendre une photo (en général ça réussit).

- « Vendu !

- Tireur au cul !

- Trouillard !

- Sur la chaise comme tout le monde !

- Garde ton appareil, tu prendras des photos de poissons ! » Et voilà !

Voilà comment j’ai passé l’Équateur, à me frotter, à me savonner, à me gratter tout le corps pendant un après-midi.

Mer de Corail. Où ? Je ne sais pas.

Jeudi 5 ou vendredi 6 septembre 1946

Mes amours, mes lettres sont vraiment très impersonnelles, et pourtant c’est bien à vous que je m’adresse… Aujourd’hui nous avons longé la Nouvelle-Guinée, et passé la mer de Salomon dans la mer de Corail, cette mer qui n’est pas comme les autres ; elle est toujours vivante, toujours en mouvement. Nous longeons beaucoup, c’est merveilleux, j’adore cela.

Il est dix heures du soir, je viens d’avoir un concert superbe de l’Australie : Bach, Haendel, Couperin. Je suis heureux, toujours et de plus en plus, je revis complètement. J’ai installé mon labo, et je peux maintenant travailler quand je veux, c’est un régal.

Tout à l’heure j’ai tiré en 24x30 une photo que j’avais prise à Saigon avant de partir, de cette fille superbe dont je vous ai parlé. Je me suis fait agonir par mes amis, ils trouvent que c’est une provocation de leur montrer des photos comme cela en pleine mer… ils ont sûrement raison, c’est peut-être pour cela que j’avais envie de le faire…

Je suis maintenant plongé dans Proust, je ne sais pas si j’irai jusqu’au bout, mais j’aime assez cela ; ce qui est difficile, c’est de démarrer ; une fois que l’on connaît les personnages et que l’on sait qu’il ne faut jamais attendre la suite mais se laisser faire, ce n’est plus aride du tout.

Le soir même du passage de la ligne, de grandes photos 18x24 étaient affichées au poste d’équipage. Cela a fait une impression bœuf, ils étaient stupéfaits ! Et moi, assez content…

Non, je ne perds pas mon temps ; tant que je le pourrai, je devrai continuer à me laisser faire par la vie. Jamais je ne regretterai cette façon de vivre, ou plus exactement, je la regretterai terriblement lorsque je serai stoppé par les ans… Dire que je pourrais être un marchand de portraits quelque part dans le monde ! Un homme qui fait glorieusement ses 500 mètres dans la journée.

Il y a toutes sortes de bonheurs et chacun a le sien, ou, à vrai dire, peu de gens ont trouvé le leur, c’est très difficile, surtout lorsqu’on est influençable… Si je suis passé outre, c’est que mes besoins d’air étaient plus forts que mes besoins d’argent. Je n’ai pas de mérite, surtout que j’avais déjà goûté à cette vie.

Pour un garçon de 26 ans, je vous assure que la question pourrait paraître délicate… Voyager, c’est très bien lorsque l’on a quelque chose derrière soi, quelque part où revenir ; une maison, un travail. Mais dans mon cas, cela frise l’inconscience. Eh bien, vive l’inconscience !

Dimanche 8 septembre 1946

10 heures du soir, je reviens du « nid de pie » (la petite cage qui est en haut du mât). Je suis encore plein de vent, les cheveux tout ébouriffés, les cils emmêlés. Depuis quelques heures, la mer a changé, elle a pris du relief, une grosse houle nous prend de face, le bateau balance comme les montagnes russes, la pesanteur ne sait plus où donner de la tête ; de temps en temps, on est aspiré au plafond, puis sur la droite, puis écrasé sur le plancher, les jambes ont du mal à tenir le poids du corps… c’est merveilleux. Pour la première fois depuis bien longtemps, j’ai ressorti ma veste chaude, le vent est si fort là-haut qu’il fallait vraiment se cramponner pour monter.

Le spectacle valait la peine. C’était grandiose. En dessous de moi, je voyais un bateau essayer d’épouser les formes de la mer, il montait les collines et descendait les pentes, quelquefois il n’avait pas le temps de se redresser au bas du creux, alors, sans hésiter, il piquait dans la vague et transformait cette masse noire en un superbe nuage étincelant qui submergeait le pont et se coulait jusqu’à la passerelle ; parfois même je recevais là-haut un brouillard de gouttelettes frais comme de la rosée.

Je suis resté longtemps là-haut, je ne voulais plus descendre ; quel bon bain de nature !

Ici le spectacle est tout autre ; à part le balancement, il n’y a que les sons qui transpercent, et encore ils sont tout transformés. Ce merveilleux grésillement de l’eau qui retombe comme une poudre devient, au travers de la coque, une respiration d’asthmatique. Les hublots ont l’air de renifler à chaque fois que la vague dépasse leur niveau et le pauvre moteur de la ventilation essaie maladroitement d’imiter les harmoniques du vent.

Ce soir, il fait un peu plus calme. Je viens de la passerelle, de temps en temps je tiens compagnie à l’officier de quart. J’ai fait le point en jonglant avec le sextant, les étoiles et la ligne d’horizon. Que faites-vous pendant ce temps ? Vous devez commencer à avoir faim… Chez vous il est midi, tandis que moi je suis plus vieux de 11 heures ; ici il est onze heures du soir.

Le ciel est pur, l’air est sec, la température à peu près celle de Paris au printemps. Nous sommes le 13 septembre. Nous venons d’accoster à Nouméa !

Les filles, depuis une heure observées à la jumelle, sont en robes légères, elles sont au choix : noires, brun clair, métissées ou blanches… Tout le monde est à la rambarde les yeux écarquillés.

Nous voici arrivés dans le royaume de la couleur et de la beauté. Que va-t-il nous dire ? (Suite au prochain numéro)

Mes amours, je vous embrasse de tout mon cœur.

Votre fils heureux qui vous aime.

Nouméa

Vendredi 20 septembre 1946

Mes amours,

Beethoven, la Neuvième, je commence à comprendre, à l’aimer pour de bon…

Je ne savais pas que le Pacifique était une capitale de la musique. Bien sûr, ce n’est pas la même musique que celle de Beethoven mais elle est vraie et naturelle aussi, elle est comprise de ceux qui s’en servent, ils en ont besoin comme d’une nourriture. Ils ne comprendraient pas Beethoven, mais lui les aimerait.

Nouméa ! La Nouvelle-Calédonie ! Quel drôle de pays, quelle curieuse combinaison : des Blancs, des Noirs, tous avec leur caractère particulier, avec leurs cancans et leurs marottes, des métis qui ne sont pas méprisés comme en Indochine, des Annamites toujours eux-mêmes, des gens bien et des pirates…

Des couleurs comme on peut les imaginer en rêve, des montagnes de Provence sans être provençales, des vallées qui pourraient être les Vosges, et qui pourtant ne connaissent jamais la gelée blanche, des cocotiers qui ignorent le sable du désert, des carrés de prés très verts au flanc du maquis corse ; on ne sait plus, on est désorienté. Pourquoi cette douceur de l’air, ce petit vent sec, ce ciel pas trop bleu qui ressemble à celui des Champs-Élysées, on est encore en Europe, en Afrique et en Extrême-Orient mais dans tout ce que ces pays ont de bon.

Il y a également Rome dans le Pacifique, une Rome où tous les chemins mènent ; on en parle, on y pense. Lorsque trois personnes conversent ensemble, ils s’entendent toujours dans leur désir d’y aller ou d’y retourner.

C’est le pays où l’on chante, où l’on danse, où l’on aime, c’est le pays du corail et de la nacre, où les fêtes durent des jours et des jours, toute la vie, où les filles sont belles et offrent leur beauté.

Ce pays, je l’attends, je dois y aller le mois prochain. Je suis anxieux de voir le sujet de cette unanimité : Tahiti !

Déjà Tila m’a appris des chants de là-bas, je n’arriverai pas comme un bleu. Le premier jour où je l’ai vue, nous avons chanté jusqu’au matin, quelqu’un d’infatigable comme moi ! Elle joue de la guitare, chante et danse comme toutes ses sœurs tahitiennes, elle est belle comme le jour ; une seule l’égale en beauté et c’est l’autre Tahitienne de Nouméa !

Demain matin à 4 heures, je pars en Jeep avec un camarade de bord. Gouelle n’a pas le temps de s’absenter deux jours entiers, il a trouvé une source de renseignements et il faut qu’il l’épuise avant de partir.

Lundi 23 septembre 1946

J’ai encore les cheveux pleins de vent et de soleil. Depuis ce matin, bien avant l’aube, la Jeep nous arrache de la côte est. Nous nous tortillons dans la montagne ; elle est tantôt à droite, frangée de lumière, tantôt à gauche, éclairée en pleine face. Quelquefois, après une montée étourdissante, nous débouchons sur un col dominant deux ou trois vallées creusées par un ruisseau étincelant ou une cascade aérienne. Les cocotiers étalent leurs palmes brillantes au soleil et d’en haut paraissent comme des étoiles éparpillées dans un paysage alpestre. Sur notre passage, des Noirs à visage épanoui et à cheveux roux clair (comme s’ils étaient décolorés) nous saluent d’un grand geste de la main.

Aujourd’hui, je les connais. Depuis deux jours je cherche à comprendre ces Noirs ; j’ai été les voir vivre dans leur tribu, et surtout je les ai entendus chanter !

En Nouvelle-Calédonie, personne ne chante, m’avait-on dit à Nouméa ; pour cela il faut aller à Tahiti ! Oui personne ne chante et pour cause… Eh bien, je les ai entendus chanter, moi, et jamais de ma vie je n’ai été aussi ému. Pour cela il a fallu aller à l’autre bout de l’île, à Houaïlou.

Houaïlou, c’est là que le pasteur missionnaire a monté son école. Une école de pasteurs noirs où il a réuni tous ceux qui veulent devenir pasteur dans leur tribu. De prime abord, j’étais très méfiant, je sais trop bien le mal que les missionnaires ont fait à ces gens en voulant les faire vivre comme nous. Je prends cet exemple classique de l’habillement : sans chercher à comprendre, les missionnaires, coincés dans leurs œillères, leur ont enseigné la « pudeur » ! Ils leur ont appris à s’habiller, dans un climat où les pluies et la transpiration transforment tout vêtement en compresse humide perpétuelle ! Conclusion, les pauvres gens ont été décimés par la tuberculose, et maintenant d’une île qui était entièrement cultivée, il ne reste que quelques tribus éparpillées dans la nature… Bien sûr, ce n’est pas la seule raison, et l’alcool a aussi son mot à dire, mais de toute façon, j’étais très hostile.

Je suis arrivé chez un jeune type (il est quand même là depuis neuf ans) genre de gueule Spencer Tracy en plus jeune, pétillant de vie, une femme dans son genre et trois petites filles à nattes blondes. Reçu comme chez un camarade ajiste dans son auberge, maison sympathique et claire, des filles « Canaques » (c’est le nom de ces Noirs) en robes légères et amples en train de peindre à la chaux une case à épais toit de chaume, des grands gaillards à cheveux roux habillés d’un simple short, tous avec de beaux sourires francs me dire : « Bonjour Mossieur ! »

Au bout de quelques minutes de conversation, j’avais compris que j’avais à faire à un vrai missionnaire, et que cet homme luttait de toute sa force contre les inepties de ses prédécesseurs. Depuis qu’il est dans ce pays, il n’arrête pas de galoper sur les routes, les chemins et les pistes, pour garder le contact avec toutes les tribus. Il est invité à toutes les fêtes, il les connaît bien et parle parfaitement leur langue… Pendant ce temps, sa femme s’occupe de l’école. Elle aussi parle leur langue et est aimée d’eux… Quelle force !

Le soir, il y avait répétition de chant. Nous sommes montés les entendre.

De l’orgue ! Non, il n’y a pas d’orgue… Dans la nuit, une plaque harmonique, pleine, dense, puissante, monte puis une autre plus légère, tenue, longtemps, et le chant éclate de toute sa force… Dans le ciel se découpe en noir la forme d’une maison à toit pointu, de petites raies de lumière filtrent par les portes, on croirait que ce sont elles qui servent de support à ces sons qui nous parviennent filtrés.

Nous sommes restés longtemps avec eux et leur joie ; ils nous ont d’abord chanté des cantiques, puis, sur ma demande, des chants à eux… Ah que c’était beau ! Je ne tenais plus en place, j’étais fou, je me suis subitement senti empli jusqu’au bord, un peu plus j’étouffais… Et eux, croyez-vous qu’ils étaient autrement ? Mais non, ils étaient comme moi, on ne pouvait plus arrêter et je souhaitais aussi qu’ils continuent…

Ne croyez pas que ce soit du rythme, non c’est de l’harmonie, de la vraie, celle qui vous saoule.

Absolument du palestrina* ! avec des débuts de fugue. Par moment il y avait huit ou dix voix différentes, avec des dissonances comme des fins de Bach.

On les voyait vivre cette musique, on les sentait accoucher leurs accords les uns après les autres, à chaque fois un peu plus près de l’accord final qui éclatait enfin comme le fruit d’un laborieux travail.

Les Canaques ne chantent pas… voilà où en sont les Blancs !

Nous nous sommes promenés dans toute la région, nous avons été voir chez eux ; de temps en temps, je donnais de grands coups de frein pour prendre une photo ; nous avons suivi de petites rivières sans nous occuper s’il y avait même une route, faisant du tout terrain, traversant l’eau s’il le fallait.

Mardi 24 septembre 1946

Ce soir, adieu à Nouméa, nous partons demain matin aux Nouvelles-Hébrides. Nous voici de nouveau en mer, de nouveau cette ambiance de calme qui permet de faire le point. Ce matin, nous avons passé le canal de la Havannah ; le ciel était d’une pureté absolue et ce dédale d’îles hérissées de sapins avait une étrange allure ; on eût cru d’immenses hérissons prêts à se défendre contre un envahisseur géant et invisible.

Pendant longtemps, nous avons longé des montagnes volcaniques, toutes rouges, comme de la rouille. Ce sont de véritables blocs de nickel ou de chrome. En Nouvelle-Calédonie, nous avons été, Gouelle et moi, visiter les mines de nickel de Thio. Ce sont des mines en plein air, perchées en haut des montagnes. C’est là qu’autrefois les bagnards travaillaient. Pendant la guerre, les Américains ont été heureux de trouver cette source. Maintenant la mine, après avoir fait la fortune de la Calédonie et de quelques trusts, bien sûr, est complètement mécanisée. Il ne reste plus que quelques hommes pour creuser, concasser, ratisser, trier, et embarquer le minerai à 3 % sur le téléphérique qui le descendra à 80 km à l’heure jusqu’au chemin de fer, 500 mètres en dessous.

C’est la société « Le Nickel » qui, après nous avoir fait visiter son usine de raffinage à Nouméa (très belle usine), nous avait invités à aller à Thio.

Nous sommes donc partis un beau matin en Jeep (de la société) et avons traversé un col magnifique pour arriver à Thio. La route est tellement étroite qu’il y a un sens interdit… le matin dans un sens, le soir dans l’autre… Même en Jeep, certains virages (à des hauteurs astronomiques) étaient vraiment très courts. Je me suis régalé, je sentais la voiture vivre sous moi, Gouelle était à moitié rassuré…

Arrivés là-bas, reçus parfaitement dans une maison de la société, bain (nous en avions besoin) et en route pour le royaume de la poussière rouge à 3 % de nickel. Encore aujourd’hui j’en retrouve un peu partout, sur des chemises, des pantalons, même dans ma caméra !

Ce pays est d’une richesse étonnante mais pour ainsi dire inexploitée. Une fois de plus, je suis scandalisé du laisser-aller français ! Il y a de tout, des pâturages interminables avec des milliers de vaches (ici le moindre fermier a ses mille vaches), tout y pousse tout seul, sans s’occuper du temps et des vents, les récoltes sont dix fois plus fournies qu’en France, le sous-sol est bourré de houille, pétrole, etc. Et là-dessus un climat de paradis pour qui sait s’adapter : d’ailleurs les Blancs d’ici ne veulent pas revenir en France.

Conclusion, personne pour traire les vaches et l’on boit le lait condensé australien, la campagne est en friche, les sous-sols sont inexploités grâce au trust qui immobilise toute initiative, le nouvel arrivant est l’homme à abattre, et la France s’en fout ! Quelle tristesse, mes amours de voir partout la même chose.

Samedi 28 septembre 1946

Ah ! Cette arrivée à Port-Vila ! Sinistre… Une petite pluie fine et pénétrante répandue comme un brouillard ; on n’y voit pas à vingt mètres. Le temps d’aller du bateau au quai dans la vedette et l’on arrive trempé. J’ai l’impression que si je tordais ma chemise, il en coulerait de l’eau chaude.

À terre, cela n’est pas mieux, des espèces de barques en planches, à la mexicaine pas en beaucoup moins beau, plutôt la zone… j’ai fait un petit tour et je suis rentré à bord… et qu’on ne parle plus des Hébrides !

Le lendemain matin, j’ai été pris de scrupules, non pas que le temps ait changé, mais bel et bien que je voulais savoir pourquoi personne n’était à quai pour nous recevoir ? Alors que d’habitude il y a toujours bataille.

Nous voilà partis, Gouelle et moi, de nouveau pour la terre. Nous arrivons à faire connaissance assez rapidement d’un type sympathique. Question sur question, nous montrons que nous sommes sans parti pris, que nous n’appartenons à aucune administration, que nous ne sommes aucunement attachés au haut-commissaire (qui profite du bateau pour faire un tour chez ses administrés, il est monté avec nous à Nouméa pour la tournée des Hébrides), enfin qu’il peut avoir confiance…

Il nous a emmenés partout, il nous a expliqué le pays, et, au déjeuner, nous avions compris « Efate » (c’est le nom de l’île).

Tout y pousse : la pomme de terre, le muguet, le blé, le riz, le maïs, les arbres les plus durs et les plus précieux (la moindre cabane est en teck), carotte, radis, salade, fraise, mûre, banane, coton, coprah, café, cacao… tout.

Les animaux les plus variés se baladent dans la nature, marcassins, cochons, faisans, perruches ; il y a des pâturages interminables de moutons à laine et à viande, de vaches laitières et bœufs, lapins, poules, pintades, rats… tout peut y vivre souvent mieux qu’ailleurs.

Nous avons vu des cabanes abandonnées, où les poutres avaient pris racine et se remettaient à pousser… On planterait une allumette que je ne serais pas étonné de retrouver un arbre.

Le vrai travail du pays, ce qui nous rapporte, qui est exporté, c’est le coprah avant tout. Nous avons vu des cocoteraies interminables. Le café et le cacao sont aussi très exportés et même les cuirs sont une grande ressource dans le pays.

La première impression est bien finie ; tout l’après-midi, nous l’avons passé avec des colons, dans leurs plantations ; ils nous ont raconté leur vie, comment ils ont débuté, comment il a fallu défricher, comment il faut savoir tous les métiers, comment ils les ont appris : mécanicien, maçon, navigateur, etc. Comment il faut être avec les Canaques, comment ils les aiment bien et sont aimés d’eux, comment il faut aller les chercher dans les îles voisines et les ramener une fois le travail terminé. Ils nous ont expliqué que ceux qui ne sont pas corrects ne trouvent plus de main-d’œuvre ; enfin, le vrai travail de pionnier. Il faut voir ces hommes aussi, des hercules avec des têtes énergiques et intelligentes, de vrais Français.

Nous sommes allés également voir les Canaques chez eux, ceux de Port-Vila. Ils habitent pour la plupart dans une petite île, toute petite, isolée par 300 mètres d’eau. On y va en pirogue à balancier. Les maisons (paillotes) sont collées les unes contre les autres, avec des rues qui ont tout de suite un mètre de large, tout cela très propre et riant, parsemé d’enfants à cheveux blonds (ils se décolorent à la chaux) et frisés. Nous sommes loin des « mangeurs d’hommes ».

Par contre, nous allons aller dans certaines îles où ils existent encore… Mais ce sont de gentils anthropophages, ils ne vous mangent que si vous les heurtez en ne tenant pas compte de leurs coutumes…

Le « condominium » est une chose assez curieuse, d’autant plus qu’il n’y a que 20 % d’Anglais dans l’île… Il y a un résident français et un résident anglais ; dans toutes les administrations, il y a un représentant de chacun ; la justice est rendue par un tribunal mixte avec un président qui était espagnol (il est parti maintenant) un greffier belge, enfin une salade invraisemblable.

Port-Sandwich est aujourd’hui Spiritu-Santo… encore une île différente. Ici aussi la végétation est reine, et il faut lutter de vitesse avec elle. Mais ce qui frappe le plus, c’est que l’on a l’impression d’être sur une terre qui aurait subitement été désertée ; on dirait un cadavre… Partout les restes d’une humanité nombreuse et active… les Américains…

Ils étaient là des centaines de milliers d’hommes ; en peu de temps, ils avaient transformé l’île : des routes, des ponts, des aérodromes géants, des milliers de maisons à l’emporte-pièce en tôle ondulée, des parcs, des terrains de sports, un port où l’on a pu voir jusqu’à cent quinze navires, porte-avions et autres ; les Jeep et les camions circulent en tous sens et à une cadence de cauchemar, les pauvres colons français n’en sont pas encore remis.

Ils sont tout de suite une dizaine de Blancs ; ils ont, pour la plupart, quitté la France il y a quarante ans et ont du mal à comprendre et admettre que les Américains aient pu transformer leur île en deux mois. « Ce que la France n’a pas pu faire pendant des années, nous l’avons maintenant : des routes, des ponts, etc. ... ».

Ils ne se rendent pas compte que toutes ces réalisations qui leur paraissent extraordinaires n’étaient qu’une peccadille dans l’immense effort américain, et que même chez eux, sans budget de guerre, ils ne feraient pas passer des avions vaporisateurs pour assainir leur terre de tous les moustiques du monde…

Je me suis promené dans une véritable ville morte : des maisons par centaines avec encore les numéros, les pancartes, les bars, les sens interdits, des grillages avec de grandes portes béantes, des coffres-forts ouverts et vides, des amoncellements de roues, châssis et ailes d’avions… Tout y est, ils sont partis comme s’ils allaient revenir demain… Tout le monde a sa Jeep, son ambulance ou son dix-roues. Même les indigènes se promènent en voiture ! L’essence coule à flot : ils ont laissé TOUT.

Bien sûr, les indigènes ne veulent plus travailler, ils sont riches pour longtemps. Ils sont bien habillés en uniformes américains flambants, ils ont des conserves pour des années. Et puis les Annamites (qui étaient la principale main-d’œuvre des îles) s’excitent, prônent leur indépendance et déclarent vouloir rentrer chez eux, comme si les quelques bateaux que nous ayons n’avaient que cela à faire…

Le coprah reste sur place et pourrit, les plantations tombent en friche. Décidément, les affaires d’Indochine ont beaucoup plus d’importance que l’on pourrait croire.

Les missions aussi ont leur mot à dire, elles sont très nombreuses et puissantes, mais de cela je parlerai de vive voix. J’ai vu ce matin une brave sœur qui a quitté Paris (sa ville natale) en 1901. Depuis, elle vit ici, sans espoir de retour, s’occupant de l’hôpital et de l’école ; vraiment une très brave femme. Elle était tout émue de me parler de Paris. Elle connaît bien notre quartier, elle a travaillé un an au Crédit Lyonnais :

«J’ai vu la première station de métro, mais il ne marchait pas encore lorsque je suis partie. Mais je suis montée en avion avec les Américains, c’est merveilleux de voler, c’était beau ; si seulement cela pouvait leur apprendre à s’aimer ?

Ce que nous avons prié pour notre pauvre France, ce qu’ils ont dû souffrir, et nous qui manquions de rien, mais de rien vous savez, nous faisions plutôt du gâchis ; qu’est-ce que vous voulez, ce pays est si riche, et nous ne pouvions rien envoyer… ».

Il y a des noms extraordinaires, « Dedieu », « Delaveuve », et bien sûr cela permet des calembours sans fin au carré : « J’ai rencontré hier soir le fils Dedieu avec le père Delaveuve ». Etc...

Il y a aussi la mère Gardelle ! Celle-là est connue pour être la meilleure tireuse des Hébrides : une roussette à 200 mètres au mousqueton, et d’une main encore ! C’est une femme énorme, tête vulgaire et énergique. À la mort de son mari vers 1910, elle a continué à faire fructifier la plantation, et pourtant, à cette époque, les Canaques n’étaient pas toujours si doux. Elle monte à cheval comme un cow-boy et quoique d’un certain âge, elle continue le travail.

Demain, je vais aller me balader dans la brousse, je voudrais un peu voir cette jungle dont tous ici me parlent avec émerveillement. Je vais y aller sur le cheval du curé. Un brave cheval, mais bien sûr il ne va pas vite, c’est un cheval de curé, pas plus.

Je développe le soir les photos prises dans la journée. Je me suis remis aux paysages, je vais avoir une très belle documentation sur tous ces coins là. Mes clichés s’accumulent sur mon bureau et je me demande si j’aurai le temps de les tirer. Demain matin, je vais travailler de six à huit heures. Je suis anxieux de voir tout cela sur papier…

Mes amours, je vais me coucher. Je viens déjà de louper un bal qui ne doit pas manquer de pittoresque, pour dormir de bonne heure… alors…

Ouvéa (toujours Wallis)

Mardi 1er octobre 1946

Nous sommes couverts de fleurs et de « zizi » (cela va de la ceinture aux mollets, c’est en pandanus, un arbre spécial qui donne des espèces de fibres que l’on assemble et peint de toutes les teintes), il est une heure de l’après-midi, la fête pour nous, nous en sommes les rois, des danses et des chants composés spécialement à notre intention, des porcs énormes, des liqueurs et des courses de pirogues… c’est une véritable frénésie…

Ils sont bariolés de toutes les couleurs, il y a des danses de guerre, d’amour et d’honneur, ils sont heureux, nous aussi, le tam-tam accompagne leurs chants, et nous avec les pieds, les mains, la voix, nous ne pouvons résister à leur rythme… puis ils sonnent de la trompe avec de gros coquillages pour appeler le vent.

Les pirogues ondulent doucement sur l’eau noire, elles sont sept ou huit qui ne sont pas décidées à s’en aller, il est deux heures du matin et nous sommes toujours sur le pont, inlassables. Les matelots se taisent, ils écoutent de toutes leurs oreilles, ils sont ensorcelés.

Dans ce groupe de pirogues, il y a un cœur, un point central où tout converge… un homme chante.

Et lorsqu’il chante, tout s’arrête ; les pirogues ne se balancent plus, le temps n’a de valeur que par la crainte que la voix ne cesse… Les finales prennent dans un étau, l’âme est immobilisée dans un bloc harmonique jusqu’à ce que l’accord soit poussé à fond comme si rien ne pouvait exister ensuite, comme une fin du monde.

Pourtant la « voix » n’est pas seule, ils sont trois à chanter, elle ne fait que l’accompagnement, mais elle descend au tréfonds de la gamme pour accrocher le son attendu, elle s’enfonce dans l’espace comme si rien ne pouvait l’arrêter.

Par moment, elle rebondit comme un hoquet et bat le rythme à contretemps, c’est une espèce de miracle, notre souffle la suit et ses deux compagnons sont comme électrisés. Pas un défaut, pas un accroc, c’est pur comme une masse de marbre.

L’homme est accroupi au centre de son bateau, le dos sur l’amarre du balancier, il a la tête penchée vers le bas et une main devant sa bouche, il paraît insensible, rien n’existe autour de lui, seule sa musique le remplit. De temps en temps, il appuie doucement son pied sur le genou de son voisin pour lui marquer une finale. Sur l’avant, un enfant dort recroquevillé sur une natte et tout au bout, à la pointe, trois énormes coquillages…

Un indigène est agrippé à notre bastingage, il nous traduit les paroles : « … je n’ai qu’une femme à la maison, mais pas la même tous les jours, je préfère la payer que d’être marié… ou bien, au milieu d’un chant d’une douceur étrange … ceci est pour la mère et le Bon Dieu… ou encore … la terre de France a fait la guerre et a chassé les méchants Allemands… » Pendant un silence, je lui demande comment il s’appelle. « C’est Bernard. Il chante toujours et il chantera jusqu’à la mort ». Plus tard il nous dit aussi : « C’est lui qui a appris à chanter à toute l’île, il va partout, il est toujours sur la route ». On sent dans ses paroles une grande admiration, il est fier de nous parler de cet homme.

Bernard lève la tête, il nous regarde l’un après l’autre avec ses grands yeux noirs et profonds. Il est beau comme un dieu. Puis il reprend sa position, place sa main devant sa bouche comme caisse de résonance et la voix repart inépuisable. Voilà qui est l’âme de l’île…

Nous sommes partis à la voile sur une petite île en face, je savais qu’autour les fonds marins étaient particulièrement beaux, j’avais emmené mes lunettes et un tube en caoutchouc qui me permet de rester dans l’eau aussi longtemps que je veux.

Sans faire de bulles, j’ai d’abord traversé la plage ; de loin on pouvait me suivre à la trace de mon périscope ; j’avançais très vite (sous l’eau la nage est beaucoup plus rapide) ; j’étais anxieux de quitter le sable pour trouver les fonds coralliens.

Subitement, j’ai revu mes paysages de Nha Trang, en plus plats, plus doux. La tête en bas, je survolais ces forêts d’algues, d’éponges et de coraux ; mais j’étais à basse altitude, il me fallait nager au ras de l’eau et à plat pour ne pas effleurer le sommet des algues. J’ai marché comme cela longtemps, le cap sur l’horizon, sans que le niveau ne baisse ; j’étais sur un de ces atolls dont je vous ai parlé plus haut, où le corail est au niveau de la mer sans pouvoir jamais la dépasser.

Je m’étais habitué à cette proximité du sol, lorsque tout à coup… je me trouve au-dessus d’une muraille à pic, sans fond. À perte de vue, des poissons par bancs ; ils nageaient à la file indienne ou de front, d’autres remontaient le long de la muraille à des vitesses de météores.

En arrivant au-dessus de ce précipice, je me suis subitement senti pris d’un vertige fou, j’avais oublié que j’étais dans l’eau et que je ne pouvais pas tomber. Instinctivement, je me suis retrouvé au-dessus d’une terre tangible, puis une fois calmé, je suis retourné sur le gouffre.

Le soleil était vertical, il éclairait comme sur la terre, mais d’une lumière douce et vibrante ; je voyais à près de 50 mètres. La muraille descendait imperturbable… sans fin…

J’en ai longtemps suivi le bord sans jamais émerger pour ne pas effrayer les poissons ; ce n’est que beaucoup plus tard que je me suis rendu compte qu’ils n’avaient pas peur du tout. Ils ont bien voulu me considérer tout de suite comme l’un des leurs, ils me passaient entre les jambes sans jamais me frôler… Lorsqu’une grotte intérieure me paraissait particulièrement attrayante, je bouchais l’extrémité de mon tube avec la langue et plongeais pour découvrir les merveilles qui m’étaient cachées ; en remontant, je poussais l’eau qui était dans mon tube en faisant un petit jet qui, de la plage, m’aurait fait prendre pour une minuscule baleine.

Je suis saoulé de couleurs ; pendant toute une journée, j’ai vécu avec des êtres transparents. Il y en avait des gros tout verts avec des yeux turquoise et une queue noire, ou bien des tout plats rayés verticalement de la tête au bout de la queue comme de vrais arcs-en-ciel de couleur, mats comme de la gouache. Par moment, comme une véritable pluie d’or, je voyais passer de minuscules pépites toutes plates. Ou bien, sur le bord du gouffre, je posais mes pieds sur un énorme rocher perdu dans cette masse vivante de corail, je posais mes pieds pour palper le mœlleux de son tapis en peau de panthère, ou je plongeais pour caresser une étoile de mer violet d’évêque qui étendait voluptueusement ses branches sur un lit de mousse.

En revenant sur la plage, le soir, je ne savais plus très bien marcher… Dans l’eau, je pouvais rester allongé sans aucun effort, me laissant ballotter, faisant quelques mètres avec un simple geste de la main. Sur cette mer très salée, la pesanteur n’a plus aucun effet, on ne peut pas couler, l’eau vous tient automatiquement à trois ou quatre centimètres de la surface. Aussi, en revenant à terre, il faut une réadaptation. Quand je suis remonté dans la baleinière, je sentais ma peau tannée, mes muscles se trouvaient tout étonnés d’avoir à réagir contre la houle pour me garder l’équilibre.

Les voiles étaient encore gonflées quand le soleil a embrasé la mer, et je restais les yeux fixés sur l’eau rouge ; que se passe-t-il au fond à cette heure-là ?

De nouveau Port-Vila - Mercredi 2 octobre 1946

Nous venons de longer des côtes d’Aoba, Pentecôte et Ambrym. Cela faisait longtemps que j’entendais parler d’Ambrym. Un jour, j’avais même rencontré, en pleine brousse, une brave bonne femme, qui pendant tout un soir, m’avait raconté son épopée :

- « Je suis repassée là-bas il y a deux ans, il ne reste plus rien : notre plantation est maintenant à 200 mètres sous la mer, et l’hôpital qui était à côté de nous aussi. C’était en 1901. Le sol s’est mis à trembler, mais nous étions habitués aux plaisanteries de notre volcan, il est toujours en activité. Seulement, cette fois-ci, il a véritablement éclaté ; nous nous sommes sauvés vers la plage où nous avions une embarcation. Il y avait une poussière telle que nous ne voyions presque pas nos pieds… Derrière nous, tout s’est écroulé dans la mer, poussé par la lave qui dégoulinait comme de l’huile épaisse le long de notre vallée… Tout le monde a été sauvé. La mer était brûlante, et nous heurtions sans arrêt de gros blocs de pierres ponces qui flottaient partout. C’était effrayant ».

Cette femme a tout perdu dans ce cataclysme ; elle a dû partir avec son mari en Australie et ce n’est que depuis deux ans qu’elle a pu revenir par ici.

Lorsque nous sommes passés hier devant cet énorme cratère qui secoue régulièrement toutes les Hébrides, lorsque j’ai vu les monstrueuses traînées de lave noire dans le fond des vallées, lorsque j’ai vu cette terre qui n’est composée que de couches de laves superposées, je me suis rendu compte du « miracle de la mission ». Ce miracle est encore dans les bouches de tous les Néo-Hébridais.

La mission est sur le bord de la mer, dans le creux d’une vallée ; j’ai vu de mes yeux le chemin noir qui descend jusqu’à la maison du missionnaire. Il n’avait pas voulu partir, et tout le monde voyait la masse brûlante descendre sur lui. Ceux qui étaient déjà dans les embarcations le suppliaient de les rejoindre… mais lui ne voulait pas quitter ses ouailles. À cinquante mètres au-dessus de lui, la traînée s’est séparée en deux, laissant sa maison intacte comme un îlot. Au-dessous, les deux bras se sont rejoints pour ne faire qu’un jaillissement dans la mer. Encore aujourd’hui, les traces du miracle sont vivantes, la végétation n’a pas encore recouvert la lave… et le père vit heureux au milieu des siens.

De nouveau Nouméa
Samedi 5 octobre 1946

Avant même d’arriver à quai, nous avons vu un petit bateau à voile qui fonçait sur notre bateau géant ; à côté de nous, il avait l’air d’une libellule, le vent le poussait à une vitesse folle, ses deux grandes voiles blanches paraissaient comme amidonnées pour un apparat, il sautait sur la vague, pareil à une butineuse de mousse. En passant près de nous, nous vîmes Tila et une amie Virginie qu’on appelait Zénie qui nous faisaient de grands signaux. Elles étaient très belles, toutes noires avec des fleurs blanches dans les cheveux.

Pendant quatre heures, nous nous sommes promenés, Gouelle et moi, dans leur youyou. Le ciel et la mer étincelaient, le vent tiède nous léchait tout le corps, nous faisions de grand « S » sur la mer pour aller contre lui, nous étions tantôt sur un bord à l’ombre de la voile, tantôt sur l’autre, l’une des filles tenant la barre, l’autre laissant plus ou moins de mou au foc. Par moment, une gerbe d’écume leur mettait des diamants dans les cheveux et sur le bout du nez.

Lorsque le vent se calmait, l’une ou l’autre se mettait à l’avant avec son ukulélé, et à quatre voix les chants de Tahiti nous remplissaient le cœur…

Jeudi 10 octobre 1946

Demain à huit heures nous partons définitivement de Nouméa. Depuis deux jours, c’est le capharnaüm le plus invraisemblable, bal, cocktail, dîner, travail à bloc pour compléter la documentation, visite de léproseries, d’usines, développement des pellicules restantes, tirage des photos à donner aux filles et à la famille. On est obligé de se changer toute la journée, on passe du blanc au kaki, puis en civil, puis en maillot de bain ; lorsqu’on rentre dans sa chambre à bord il y a 12 personnes qui vous attendent depuis des heures… Comme on n’a pas le temps de ranger, les costumes traînent sur les lits à côté des plaques chromées où sèchent les photos, le révélateur et l’agrandisseur sont prêts à fonctionner, les lettres et les adresses traînent sur des coins de papiers, les derniers achats (disques tahitiens, papier photo, etc...) sont par terre dans un coin, le linge qui revient du blanchissage écrase la guitare qui est encore dans son enveloppe depuis la ribote au début de la soirée d’hier (il y en a eu trois à la file chez des gens différents, pour se terminer à 5 heures du matin par un bal à farandole dans la salle de la mairie), les photos sont éparpillées dans tous les coins (il y en a même dans le lavabo, pas question de se laver les mains) une couverture pend le long du mur (elle nous sert à travailler ensemble, moi dans le noir, Gouelle tapant à la machine) ; on bute sur les paires de chaussures, on se prend les pieds dans le panier à papiers… C’est intenable.

De plus, il est 4 heures du matin, je suis plein de champagne, d’huîtres et de rouge à lèvres, les filles nous ont accompagnés jusqu’au bateau, toutes tristes. La petite bande, après avoir roulé chez l’un et chez l’autre, était allée voir au clair de lune les beaux coins de baignade où la mer continue à clapoter imperturbable…

L’embrassade collective était interminable… Mes yeux clignotent, mais les camarades passeront prendre le courrier demain matin.

Tout à l’heure (la chambre était au maximum, genre frères Marx), le pasteur Benignus (celui d’Houaïlou) débarque de son bled… nous avons beaucoup parlé, nous nous entendons comme larrons en foire, c’est merveilleux de trouver des types comme cela. Il viendra nous voir à Paris l’année prochaine et vous verrez que vous serez heureuses de le connaître.

A 5 heures, tout Nouméa était sur la plage arrière du bateau, c’est le grand départ pour le beau pays, Tahiti ! Même Tila sera là le mois prochain. Seulement, je ne sais pas quand je pourrai vous écrire à partir de maintenant, il n’y a presque pas de liaisons.

Mes amours, j’arrête ici les aventures, la suite à la prochaine lettre. Je suis heureux, je vous aime, je voudrais vous lire. À bientôt. Amitiés à tout le monde.

Votre fils qui vous embrasse

En mer, Vendredi 11 octobre 1946

3e lettre depuis Saïgon

Mes amours,

Le bateau-pilote du passage de la Havannah nous a rattrapés pour nous donner le courrier. J’ai donc eu votre lettre du 23 septembre, c’est la première depuis près de deux mois. Elle m’a fait très plaisir mais, comme je n’ai pas eu celle d’avant qui doit être en train d’essayer de nous rejoindre, je ne sais pas si vous avez reçu mes envois et ma dernière lettre d’Indochine. La lettre de M. Bouteron m’a fait beaucoup de bien et c’est très gentil d’avoir pensé à me la transmettre.

Je pense souvent à lui, et si je ne lui écris pas, c’est parce que je sais très bien qu’il est compris dans la lettre familiale… Je pense aussi que vous avez dû recevoir celle de Nouméa deux ou trois jours après le départ de la vôtre.

Ici, le capharnaüm est terminé, la chambre est redevenue vivable, nous sommes déjà reposés, les articles sont partis, la documentation est classée, la vraie vie de mer a repris.

Gouelle est en train de travailler au reportage sur la léproserie. Il vient de me lire son « chapeau » :

« CHEZ LES LÉPREUX DE DUCOS »

Dans un site merveilleux, la mer toujours bleue roule sur la plage de corail, son écume vient franger la vallée au pied de la montagne, paysage fait sans doute pour le rêve, l’amour peut-être ? Hélas ! …

Nous sommes à Ducos où on ne goûte rien, ni le charme des fleurs, ni la pureté du ciel, ni même la simple satisfaction d’accomplir une tâche quelconque… On y attend la mort la plus terrible qui soit. Celle qui traîne des mois, des années, en rongeant sans cesse les corps qu’elle a choisis.

Cela commence par des taches anesthésiques qui petit à petit s’épaississent, puis s’ulcèrent, puis les doigts disparaissent, puis les mains, les pieds ; la voix se tait, les yeux deviennent d’horribles boules grises qui ne regardent plus, le visage se creuse de toutes parts, la lèpre fait son œuvre.

Oui, c’est bien cela, et en sortant nous avons mis longtemps à effacer de nos yeux ces images de cauchemar…

Un petit village de souffrance et de misère ; le seul rayon de soleil sont les sœurs qui les pansent, les lavent, les aiment. La plus jeune (qui est arrivée de France il y a trois mois) nous a emmenés chez tous ses malades.

Nous en avons vu de toutes sortes ; une femme qui vient d’arriver, qui a installé sa petite chambre avec goût ; un vieux dont on ne voit plus le visage ; nous sommes allés voir l’école où les enfants essayent d’apprendre des choses qui leur serviront à rien… Les uns n’ont absolument rien d’extérieur, les autres ont de petites plaques sur le corps comme des dartres, d’autres n’ont plus que le ventre et des moignons à l’emplacement des bras et des jambes… Certains n’ont plus de voix…

Ils vivent en communauté. Ils peuvent se marier et s’ils ont des enfants, on les leur retire de suite car la maladie n’est pas héréditaire et ceux-ci ne sont pas atteints à priori.

Deux des sœurs sont contaminées ; la jeune le deviendra sûrement aussi… Quel courage ! Quelle abnégation ! Quelle utilité !

Nous avons beaucoup parlé avec l’une d’entre elles (atteinte), une femme merveilleuse, qui habite une petite maison en bois, coquette et pleine de fleurs ; elle est gaie, chaude, pleine de tact et de douceur instinctive ; c’est une Bretonne et avec sa petite coiffe plissée on se serait plutôt cru en France. C’est elle qui s’occupe de les intéresser aux choses ; elle est la mère spirituelle, toujours active, pleine d’imagination et d’attentions.

Après avoir vu le village blanc, nous sommes allés chez les indigènes. Là, les maisons sont à toit de chaume, les malades semblent être moins malheureux, ils ont peut-être plus de goût au travail. La sœur (malade) ressemblait un peu à Madame Barbereau (elle doit être du même pays) ; elle fait marcher tout son monde à la baguette, son activité est tellement courageuse que presque tous les valides travaillent, soit couture, soit construction.

Malheureusement, une fois de plus, nous avons déploré le manque de compréhension des autorités, surtout dans le village des Blancs.

Ils vivent dans de vieilles baraques impossibles à garder propres. Le médecin fait tout ce qu’il peut, mais les crédits lui sont systématiquement refusés. Comme si la Calédonie n’était pas assez riche… Enfin, il faut s’y habituer.

Gouelle est vraiment un compagnon agréable, je suis heureux d’être parti avec lui. Cet ancien parachutiste est plein de foi et de pureté, un caractère épatant, toujours gai et prêt à tout ; fantasque, serviable, simple et direct, jamais d’accrochage. De plus, il est boute-en-train comme je n’aurais jamais imaginé. À nous deux, je crois que l’on pourrait secouer n’importe quel public… Un très bon camarade de plus !

L’autre soir, au bal de la mairie, pour mettre un peu d’animation, j’ai commencé à faire chanter les gens, puis nous avons remplacé l’orchestre… et avec quelques filles nous avons chanté des chants tahitiens. Pendant ce temps, Gouelle entamait une farandole et tirait de leurs retranchements les plus guindés des Néo-Calédoniens. Il battait la mesure ; en même temps il sautait comme un singe, c’était épatant ! Tout de même, l’éducation scoute a du bon…

En même temps que le courrier, nous avons reçu quelques nouvelles de France. Décidément, cela ne va pas… Par recoupements, nous reconstituons l’ambiance. Moins que jamais je n’ai envie de revenir. Je suis désolé, mes amours, de vous dire cela, mais je commence à craindre que le mal du pays ne me reprenne plus jamais…

Partout l’on peut trouver une élite, une famille, un groupe de gens qui sont aussi beaux que les plus purs Parisiens de Paris, et bien souvent, ils sont encore mieux parce qu’ils ont voyagé, et qu’ils ont vu d’autres horizons. La France est belle, je le sais bien, mais n’importe quel pays est beau si on le regarde avec des yeux tendres. Ici, il y a la lèpre ; mais en France il y a des maladies de l’âme qui sont bien plus graves et surtout plus répandues.

Partout dans le monde, il y a des Pignon et des Corriol ; il y en a peu, mais en France aussi, ils sont peu nombreux ! Ceux d’ici sont des médecins, que j’ai connus par le pasteur. Au bout de trois semaines, on finit toujours par les découvrir… En général, ils sont par petits groupes de deux ou trois familles, dont les maisons sont ouvertes avec intelligence. À Saigon, c’était les Lafont, qui sont peut-être venus vous voir ?

Non, croyez-moi, le mal du pays devrait s’appeler le mal de « tendresse », et il ne doit atteindre que ceux qui ne savent la trouver que chez eux…

Tous les jours, « mon » pays élargit ses frontières. Je le retrouve partout, je les rencontre à chaque escale, je les emmène avec moi.

Ouvéa - Wallis

Mardi 15 octobre 1946

Cet après-midi, vers 5 heures, nous sommes rentrés dans le lagon. Au prime abord, on aurait pu croire qu’il y avait toute la place pour passer, mais en approchant, on pouvait voir à fleur d’eau d’immenses récifs coralliens. Ce sont des îles vivantes constituées par des millions et des millions de coraux agglomérés les uns aux autres. Beaucoup d’îles du Pacifique ont cette origine, mais au moment où l’îlot atteint le niveau de l’eau, il est stoppé par l’érosion de la mer qui le bat sans arrêt. De plus, ces coraux ne peuvent vivre que dans l’eau. Ils restent donc à 30 centimètres de la surface et c’est un cauchemar pour les navigateurs.

Du haut de la passerelle, j’ai assisté à la délicate manœuvre. Il y avait un passage juste de la largeur du bateau.

De chaque côté, à 200 mètres, comme une porte, étaient plantées deux petites îles poilues de cocotiers qui tiraient leur cou vers le ciel. Tout autour, une couronne de sable brillant, puis, jusqu’au bord du bateau, du corail à fleur d’eau qui rendait la mer vert pâle, presque jaune.

Nous avons passé, puis, une fois à l’intérieur, nous avions l’impression de rentrer chez nous. La mer était calme comme un lac ; de temps en temps, les dangereuses taches vert pâle, mais bien signalées avec des petites tours en maçonnerie. Nous avons traversé doucement tout le lagon jusqu’au point limite… Nous étions à un mille de la « cathédrale ».

Au fur et à mesure que la vedette me rapprochait, je distinguais tous les détails d’une vraie cathédrale… en pierre. Oui ! en pierre, en plein Pacifique… et tout autour, de minuscules paillotes qui paraissaient complètement écrasées.

Merveilleux ! Cette fois-ci je suis vraiment dans le Pacifique, ce soir je m’y suis retrouvé. Plus de cocoteraies bien alignées, plus d’indigènes déguisés en Américains… Le calme, le vrai.

Wallis, Sylvain à cheval

En mer, Sylvain un ukulélé à la main

Sylvain caméra au poing, avec sa Bell & Howell

Nous avons erré sur la plage allant de village en village, et les habitants, beaux comme des dieux, venaient tous vers nous avec des sourires rayonnants. C’est le premier bateau qui vient les voir depuis des siècles.

Le galop du cheval me fait sauter sur la selle ; je suis en train de parcourir l’île ; l’air est doux ; de temps en temps je ralentis, passe au trot puis au pas ; nous traversons des massifs de fougères qui font comme un tapis soyeux ou bien nous sautons par-dessus des arbres couchés. Il faut aussi quelquefois se plaquer sur le col de la bête pour éviter une branche basse. La vie est belle, tout paraît simple dans ce pays. Il y a des maisons vides pour se reposer à l’abri du soleil ou de la pluie. De sonores « malole » (bonjour) nous font tourner la tête à droite ou à gauche. Ils sont ravis de nous voir, tous ces Polynésiens ; ils sont gais, calmes, rieurs, hospitaliers ; ils ont des corps d’athlètes de foire et ne sont ni belliqueux ni batailleurs. Sur les plages, ils pêchent ; juste un sampote qui leur descend en pointe sur une cuisse les empêche d’être tout nus, ils ont des colliers de fleurs qui leur viennent jusqu’au nombril, la vie coule toute seule sans problèmes et sans jalousie…

Maintenant je longe la plage, mon brave cheval (celui du roi) a quelquefois de l’eau jusqu’au mollet, il est content, et si je le laissais faire, il irait encore plus loin… puis c’est le bruit mat du sabot sur le sable mouillé… un coup de bride à droite, nous revoilà zigzaguant entre les palmes, montant de petits raidillons, redescendant jusqu’aux coquillages multicolores. Les palétuviers font une drôle de tête, ils ont été surpris, le sable leur a tout à coup manqué sous la racine, et ils montrent leurs tubercules sur un mètre de haut : on voit moitié plante, moitié racine !

Au retour, c’est une course échevelée dans un monde en feu. En entrant dans la montagne, le soleil a besoin de grandeur, il colore tout autour de lui : les palmes deviennent de larges éventails éclairés par transparence d’un violet de velours, la terre est pourpre, le ciel va du vert d’eau au rouge sang, et le cheval qui sent l’écurie entraîne son cavalier qui, les pieds bloqués sous le ventre, essaie d’arriver à bon port.

Sur la plage surgit en même temps une troupe de gosses chantant à tue-tête, traînés par un énergumène (Gouelle) qui bat la mesure à gestes démesurés…

« Ma-i ma-i ma-i

Ma-i ma-i ma-i

Ma-i si ch’t’aime c’est pour la vi-i-e

Ma-i ma-i ma-i

Ma-i ma-i ma-i

Ma-i si ch’t’aime c’est pour

toujourrrrs… »

« Marie marie marie

Marie marie marie

Marie si ch’t’aime c’est pour la vi-i-e

Marie marie marie

Marie marie marie

Marie si ch’t’aime c’est pour

toujourrrrs… »

Tout le monde se retrouve sur la place, devant la cathédrale, à côté de la maison du roi. C’est l’heure où l’on rentre à bord… mais en vérité bien peu prennent l’embarcation… c’est plutôt un rendez-vous !

Parfois, c’est une pirogue à balancier qui nous ramène. Dans le noir, on distingue les lumières scintillantes de notre ville : La Grandière…

Les énormes épaules des rameurs se profilent devant nous, tout contre… fflouf, fflouf, fflouf… le plongeon sonore et régulier des rames nous berce, la tête chante dans le rythme, puis au bout d’un moment, lorsque la cadence est bien prise, les hommes entament un râle du fond du coffre et ce râle devient chant, s’amplifie, de plus en plus fort, pendant que les lumières grandissent.

Tout autour du bateau, c’est une ambiance de fête continue, des foules de pirogues se relayent pour nous apporter des colliers de fleurs, des « tapas » (magnifiques tapis en écorce d’arbre écrasée et peinte, aux motifs géométriques les plus variés), des oranges, enfin tout ce que nous pouvons désirer… puis une voix commence et le chant se répand comme un vent, il rebondit, il repart…

Notre pirogue se mêle aux leurs, nos chants aussi et nous sautons d’un bateau sur l’autre jusqu’à la coupée.

Ce matin, j’ai apporté au roi une immense photo que j’avais prise hier ; lui et ses ministres devant « le palais ». J’avais incrusté dans le coin un insigne du La Grandière avec un ruban tricolore en dessous. Il était fou de joie et, sous sa dignité naturelle, j’ai cru apercevoir de la reconnaissance…

Mercredi 23 octobre 1946

Ce matin, départ émouvant d’Ouvéa (Wallis) ; un très gros événement a bouleversé notre bateau… Notre médecin est resté à terre, « résident de France aux Wallis ».

Le résident était malade et n’en pouvait plus, nous l’avons embarqué avec nous et, en attendant que son remplaçant arrive, notre médecin s’est dévoué pour quatre ou cinq mois. Il va régner sur trois rois indigènes. Je ne sais si vous vous rendez compte, mais en arrivant, il était à mille lieues de penser à cela !

Au départ, le roi Lavelua (celui d’Ouvéa) était tout en pleurs de quitter l’ancien résident ; une foule d’indigènes est venue, en pleurant aussi, lui apporter des colliers de fleurs.

Longtemps nous avons salué de la main notre brave ami qui, dans sa petite barque à moteur, nous accompagnait le long des récifs de corail. De la terre, des quantités de petits points éblouissants nous disaient adieu ; c’est une coutume ici de renvoyer le soleil avec de petits miroirs, cela se voit de très loin et toute la côte paraissait comme détachée du sol ...

En mer

Tout à l’heure je me réveille. Noir complet, quelle heure est-il ? J’allume, regarde ma montre ... 6 heures ... Je suis bouffi de sommeil, et depuis le départ de Wallis on a fermé les hublots et les tapes à cause de la mer qui branle ; impossible de voir s’il fait jour ou si nous sommes dans la nuit. Est-ce 6 heures du soir ou 6 heures du matin ? Je ne peux pas arriver à me rappeler depuis combien de temps je dors. Péniblement je sors une jambe, puis l’autre, et, une serviette autour des reins, je me dirige vers la douche ... pas d’eau ! Mais enfin, que se passe-t-il ? Personne dans les coursives. J’accroche un marin qui passe en courant : « Quelle heure est-t-il ? » J’ai pris pour cette question ma voix la plus naturelle du monde ; il me lance par-dessus l’épaule : « Il doit être onze heures ».

Je rentre chez moi, je vois Gouelle qui dort comme un bienheureux sur la couchette du dessus et je me prépare à me recoucher ... mais j’ai des doutes, je vais à l’office, toujours à poil : « Quel jour sommes-nous ? ». Le Chinois qui a l’air de roupiller, me dit : « Mercredi 23 ». Je regarde par l’escalier, il fait un jour éblouissant. Je réfléchis que mercredi 23 c’était le jour de l’appareillage des Wallis ...

Zut, je rêve, je me souviens très bien que ce soir-là nous avons longtemps parlé de Fargis, le docteur. Pris de panique, je réveille Gouelle.

- « Qu’est-ce qu’il y a ?

- Quel jour sommes-nous ?

- C’est pour ça que tu me réveilles ? On est le 23, mercredi 23 octobre 1946 et la barbe ! d’un air rageur, il se retourne de l’autre côté.

- Écoute, vieux, c’est pas possible, puisque c’était le jour où nous avons appareillé, on doit être le 24 au moins ».

Gouelle lève un genou, tourne la tête vers moi, ouvre un œil désespéré, et lâche :

- « Le 23, le 23, le 23 t’as compris, le 23 ... ».

Je le regarde ébahi. Alors d’une voix mielleuse où l’on sent bien venir un éclat, il me dit les yeux fermés :

- « Je ne sais si tu es au courant, mais la terre tourne », et sa voix enfle de plus en plus, « et nous on tourne aussi, alors il arrive un moment où on perd un jour ... Si on veut continuer à vivre avec le reste du monde, on est obligé de le rattraper, t’as compris ? » Et il continue de plus en plus fort. « Hier on était le 23 et aujourd’hui on retarde les montres de 23 heures », et comme je comprends de moins en moins, il ajoute en hurlant, « et aujourd’hui on est également le mercredi 23, lendemain d’hier mercredi 23 ... plus une heure ». Il se retourne en marmonnant, « Je me crève à prendre la radio à 5 heures du matin pour avoir les nouvelles, j’oublie le changement d’heure, me lève une heure trop tôt, et cet imbécile m’empêche de dormir ... J’en ai marre ... ».

Et il s’endort pendant que je réfléchis que ma montre s’est arrêtée, qu’on avance l’heure d’une heure, qu’il n’y a pas d’eau aux douches, qu’il est onze heures du matin, que je n’ai pas déjeuné, et que nous redoublons un jour, ce qui fait qu’en arrivant à Tahiti dimanche, on mettra un jour de plus ; moi aussi j’en ai marre !

Je viens de terminer « L’Exilée » et « L’Ange combattant » de Pearl Bock. Depuis plusieurs jours je me délecte de ces deux merveilles. Je ne sais pas si vous les avez lues, mais sinon, je vous en prie, tâchez de les trouver.

Nous sommes de nouveau pendant l’entracte, pendant ces quelques jours qui séparent un pays de l’autre, nous sommes dans cette période où nous retrouvons la mer et son calme. C’est à ces moments-là que se concrétise notre pensée, que nous pouvons analyser nos sentiments comme si nous avions un réel recul.

Ma chambre se balance doucement, je me fais l’impression d’un enfant très aimé que sa mère berce en chantant pour lui marquer son amour. Dehors, l’écume s’écarte du bateau dans un sillage de neige. Je crois que l’écume du Pacifique est plus mousseuse que celle des autres mers ... Elle chante, elle chuchote, comme pour vous faire une confidence. Brave mer, bonne maman qui me porte où je veux, qui m’ouvre le chemin du rêve ...

Je travaille beaucoup la guitare, je passe des heures entières avec un Tahitien que nous ramenons dans son pays. Il me suffoque, ses doigts courent sur la guitare sans qu’on s’en aperçoive, mais je crois que je fais des progrès sensibles en guitare tahitienne.

Je n’ai pas une seconde à moi. Hier, j’ai entrepris un travail extrêmement délicat ; le réglage de mon appareil photo. Le télémètre ne correspondait pas avec l’objectif, j’avais des écarts de mise au point énormes ! Et même mon infini n’était pas net, j’étais obligé de diaphragmer comme un fou pour compenser ces erreurs, et je n’essaierai même pas d’y toucher, attendant de trouver un spécialiste. Conclusion : 8 heures de travail ; j’ai tout démonté pièce par pièce, et maintenant j’ai le meilleur appareil du monde et je peux m’en servir comme il se doit.

Il y a quelques temps, j’avais également eu des ennuis avec l’obturateur à rideau de mon autre appareil (le Graflex américain) et je m’y étais mis. Après avoir transpiré comme un forcené, piqué quelques bonnes crises de désespoir, égaré des vis microscopiques, démonté et remonté l’ensemble une dizaine de fois, j’avais gagné la partie avec les honneurs ... Cet exemple m’avait donné de l’assurance, et maintenant, rien ne me fait peur.

Chapitre V - Tahiti - La rencontre - La vie de famille - Dimanche 27 octobre 1946

Cet après-midi à 4 heures : arrivée à Tahiti.

Le bateau est sens dessus-dessous. Déjà l’échange de télégrammes entre la terre et nous se chuchote d’oreille à oreille : « Acceptez-vous que les jeunes filles de Tahiti viennent à bord avec les colliers de fleurs de bienvenue ? … Oui… » Etc...

N’importe quelle conversation où il n’est pas question des Tahitiennes est automatiquement destinée à avorter. Les cerveaux sont échauffés au dernier degré. Tout le monde compte sur moi pour immortaliser dans l’espace ces minutes dont chacun gardera un souvenir brûlant.

Mon blanc amidonné, repassé, blanc comme il ne l’a jamais été, attend sur la chaise ; tout le monde brique les chambres, et chacun attend le dernier moment pour se raser. Nous sommes comme des jeunes filles à leur premier bal… et nous pensons qu’à terre, c’est probablement la même chose…

Il y a sur ce bateau une excitation sensuelle effarante. J’en suis gêné. Qu’est-ce que tout cela va donner ?

« Et surtout n’oublie pas de passer à Moorea », m’avait dit mon amie au départ de Saigon. Je n’y suis pas encore allée, mais je suis passée devant. De loin, j’ai aperçu la merveille, mais je vous en parlerai plus tard. Peut-être est-ce vraiment le plus beau coin du monde.

TAHITI… Cette fois-ci, j’y suis, je la tiens cette île.

Lorsqu’on imagine trop longtemps quelque chose de beau, on est presque toujours déçu. Je ne le suis pas ! Je n’ai pas trouvé ce que j’attendais, mais peut-être mieux encore ?

Je rêvais d’une île sauvage, avec des cases en feuillages, des filles en paréo et des pirogues à balancier… Le port était bordé de goélettes toutes blanches, les filles en robes légères et les maisons en bois.

Je crois que tout le modernisme du monde ne pourra jamais changer le caractère de Papeete, car son caractère pourrait se traduire en deux mots : grâce et harmonie.

Je n’ai pas encore vu grand-chose, puisque nous n’avons mis pied à terre qu’au coucher du soleil, mais déjà, le parfum de mon collier de fleurs – le collier de bienvenue dont les pétales me fraîchissent encore le cou – les mains gracieuses et la joue légère qui s’est tendue, la foule joyeuse et multicolore sur le quai, les maisons sans mystère où le regard plonge par les grandes baies sans volet ni fenêtre, les couples innombrables naturellement enlacés, les multitudes de guitares se promenant dans les rues, l’éternelle ambiance de fête, de joie, de chant, de tendresse, le vent léger qui pousse toute chose comme par câlinerie, les marchandes de glaces et de fruits roses et juteux, déjà toute cette atmosphère m’enrobe… Je me fais l’impression d’embellir.

Ici, rien ne choque. Pourquoi cette démarche ondoyante, qui partout dans le monde est la marque des femmes de mauvaise vie, devient-elle à Tahiti une des plus pures formes de la grâce ? Ne croirait-on pas qu’elles dansent ?

Même les voitures américaines ont l’air d’avoir été créées en même temps que le reste du paysage.

Je suis complètement heureux, parce que je découvre quelque chose que je n’avais pas pu imaginer…

Mes amours, je m’arrête ici puisqu’un bateau part demain. Les courriers ne sont pas si fréquents pour manquer une occasion ! Je n’ai toujours rien reçu de vous à part ce petit mot auquel je vous ai répondu dès Wallis par télégramme.

J’espère que vous recevez mes lettres ; celle-ci est la troisième depuis Saigon. Dans la prochaine qui partira également de Tahiti vers Noël, vous aurez : les Tuamotu, les Marquises, les Gambier… enfin une bonne pâture. Peut-être vous écrirais-je (également d’ici) autour du 11 novembre.

Il se pourrait que je change de programme en continuant mon tour du monde par Panama et les Amériques. Mais tout ceci n’a pas d’importance, ce n’est plus qu’une question d’ordre chronologique, que ce soit les Indes ou l’Amérique avant ne change rien dans mon programme général.

Au revoir, mes amours, vite une lettre de vous, cela commence à devenir un peu long. Je n’énumère pas mes amis, donnez-leur le souvenir d’un être heureux !

Mille baisers de votre fils qui vous aime.

Sylvain

Les jeunes filles de Tahiti viennent à bord avec des colliers de fleurs de bienvenue ...

Course de pirogues dans la rade de Papeete

Jeanine raconte sa vie de jeune femme

C’est le matin, il fait beau, le paysage appelle à sa contemplation. Et pourtant, pas question pour moi ni aucune de mes amies, de prendre le temps de l’admirer.

Je suis élève infirmière sage-femme à Papeete et suis fascinée par ce nouveau monde qui est une véritable ruche dont la reine Mademoiselle Bornet, austère professeur, a l’œil sur tout mais que nous respectons.

Il est 7h30 et la journée d’apprentissage commence.

Dès cette heure-là, il faut se mettre au courant des accouchées de la nuit, prendre la relève, rejoindre nos enseignantes, Monette, notre adorable maîtresse sage-femme, toute menue, aux longues nattes qui pendent dans le dos. Mamakina, qui baragouine un langage mi-paumotu mi-tahitien avec un zeste de Français. Lorsqu’elle dit : « Va ché ché Ra pute dé pititi », il faut entendre : « va chercher la bouteille de Bisulfite » ... Acrobatique exercice de traduction instantanée. Roti, à la peau satinée, à l’odeur parfumée, à l’allure royale. Angèle, énergique, belle, à la taille impressionnante, et au parler un peu particulier. Pupure, la bonne maman, qui nous a prises sous ses ailes. Ce sont nos aînées.

Tous les matins, se reforme notre petite équipe d’étudiantes. Tetia, beauté divine aux yeux langoureux, qui a déjà une petite fille Annette. Sarah, merveilleuse paumotu. Marie, prude enfant de Marie. Notre petite Mathilde, si mignonne avec ses socquettes, sortant directement de l’école des sœurs. Maeva, très gaie et qui a toujours une histoire drôle à raconter.

Nous étions les petites abeilles.

Et quelques hommes. Ah ! Chou, le cuisinier qui nous gâtait en nous servant un incomparable café lorsque nous arrivions avant l’aube, tout droit sorties d’une fête, à la belle étoile. Le « Docteur tout va bien ». Nous l’avions baptisé ainsi car, pendant la visite des accouchées, c’était sa seule réponse, même aux plaintes des patientes : « c’est bien, c’est bien ». Il appréciait beaucoup la beauté de ses abeilles qu’il aimait convier à dîner. Et lorsque l’une d’entre nous était invitée, c’est toutes ensemble que, malicieusement, nous débarquions au restaurant, ce qui l’exaspérait.

Mon premier accouchement comme par hasard est celui d’une tante paternelle, à son domicile. J’étais impressionnée, d’abord de partir en ambulance à 3 heures du matin. Pupure m’assiste. Tout se passe bien et je découvre l’immense joie de donner la vie à une adorable petite fille de 3,2 kg. Je suis ivre de mille et mille pensées. C’est la plus belle nuit de mes 18 ans. Je suis heureuse d’avoir choisi ce métier, me projeter dans la vie active à peine mes études terminées.

C’est à la maternité que je découvre le goût de m’habiller, le goût de la danse, la vie. Quelle métamorphose pour moi qui sortait d’un environnement familial où tout était défendu : rire, parler tahitien, porter une fleur à l’oreille ou le paréo. Je restais fidèle à cette tradition, jusqu’à ce jour.

Tétia, Sarah et moi vivions ensemble dans une adorable petite maison située dans une grande propriété familiale, le long de l’avenue de l’Union Sacrée qui part de la mer, passant par la si belle vallée de Titioro, remonte dans la vallée de la Fautaua(1). Il y avait une chambre principale, sa salle de bain et une véranda circulaire comprenant le salon-salle à manger et la cuisine. La balustrade de la terrasse servait de perchoir aux oiseaux, de tuteur aux plantes et aux fleurs.

Cet amour de maison nichait dans la verdure et baignait, dès que la saison s’annonçait, dans l’atmosphère et l’odeur des taina(2).

Les rideaux de paréo étaient les uniques volets et les seules fermetures. Nous dormions tranquilles, protégées par la famille et l’insouciance de nos 18, 20 ans.

(1) Vallée de la Fautaua : Lieu où est érigé le buste de Loti

(2) Taina : Gardenia augusta

Après notre journée de travail, nous avons le choix des distractions : baignade, promenade à cheval... Le soir, nous sortons et apprécions notre liberté et nos beaux Tahitiens pour danser la valse chaloupée, très appréciée ici à Tahiti.

Nous commençons toujours par le « Queens » (3) très belle boîte de nuit où tout le monde, huppé, bourgeois ou filles légères se côtoyaient sans problèmes. L’orchestre merveilleux de Booso Frogier, Marcelle Queens, la propriétaire, Papillon et des cousins musiciens nous font passer des soirées inoubliables. De plus ; nous sommes gâtées par toutes celles que nous soignons au dispensaire ! Au grè du vent, nous dansons dans une autre boîte de nuit le « Col Bleu » qui a la spécialité d’un orchestre de femmes jeunes et belles, Iris, Gisèle. C’était magique.

Il y a aussi le célèbre bar Léa, pittoresque, où tout le monde danse le tamure, habillé de robes tahitiennes, tête couronnées de fleurs. Il y régnait une ambiance folle typiquement polynésienne. Quelques valses pour reprendre son souffle et le tamure reprenait de plus belle.

Dans les années 40, la vie religieuse à Tahiti et dans les îles a beaucoup influencé les familles et banni toutes les traditions polynésiennes. Les danses étaient jugées obscènes, les chants polynésiens et surtout la langue tahitienne étaient interdits à l’école et à la maison. Les danseuses étaient des filles de joie sorties du « Queens » ou du « Lafayette » (4).

Forcément n’étant pas influencées par ces « tabu », nous dansions pour les fêtes annuelles du 14 juillet qu’on appelait le « Tiurai », réunissant les groupes de Bora Bora et de tous les districts de Papeete.

Les répétitions se passaient dans un quartier, proche de « Manuhoe » (5) où j’habitais étant enfant « Vieux », le chef batteur nous invitait à nous mêler aux danseurs. On adorait le son du « toere », sorte de tambour taillé dans un tronc d’arbre sur lequel on tape avec une grosse baguette de bois, et nous bravions tous les interdits.

Nous avons transgressé ces « tabu », fondé le groupe « Heiva », et choisi Madeleine Moua co-directrice du groupe, la princesse Tekau Pomare Vedel pour marraine. Les musiciens venaient de Patutoa et Manuhoe avec Vieux, le chef.

Au grand désespoir de nos familles, nous concourions pour les fêtes de « Tiurai ». Nous étions heureuses de redonner un nouvel élan à la danse, lui restituant sa véritable beauté et supprimant les mauvaises interprétations.

Finalement, nous avons fait tomber ces « tabu » ridicules. Madeleine était une femme merveilleuse. Nos costumes de danse en fibres et coquillages ont été entièrement réalisés par nous, avec des « mamas » qui s’adonnaient à l’artisanat. Elles nous ont fait nos coiffes, de pures merveilles. Nous avons d’ailleurs eu un grand succès, gagné le prix hors concours, et nous avons été choisis pour partir pour une grande tournée en France. Habituellement, le premier prix était décerné à Bora Bora.

Tous les ans pendant les fêtes de juillet, partout, au fond des vallées, à Papeete, dans toutes les communes, dans les cours d’écoles, dès la tombée de la nuit, le son des « toere » résonne. Chaque groupe de danse rivalise pour gagner le premier prix du concours de chants et danses. Tous les Polynésiens ont le rythme dans l‘âme.

Ils ont acquis de la grâce, sont d’une grande beauté, leur corps s’est affiné. Les hommes et les femmes se tatouent, ce qui étaient un grand tabu auparavant. Les mamans et les grand-mères participent à cette révolution et on peut dire qu’aujourd’hui tout le monde danse. Même les Popa’a et les touristes veulent danser et se faire tatouer !

(3) Queens : Boîte de nuit située sur le port de Papeete

4) Lafayette : Boîte de nuit située à Arue face à la plage du même nom

(5) Manuhoe : Quartier rue d’Alsace

Les fêtes sont grandioses. Tout le passé est enfin revenu. La danse a retrouvé ses lettres de noblesse. Différentes danses doivent être représentées pendant ces concours sur des thèmes choisis : pêche, naissance, légende ... chaque groupe présente sa prestation selon les thèmes suivants :

- Le « Otea » est une danse de groupe, effectuée par des hommes et des femmes, très expressive et rythmée, dansée en costume d‘apparat en fibres végétales, la coiffe ornée de coquillages.

- Le « Aparima », raconte des légendes exprimées par des gestes bien précis, avec des mouvements dansés ou assis, au son de « ukulele » et des guitares, et rythmé par le « pohu » (tambour) qui narre surtout des scènes de la vie quotidienne ou des légendes.

- Le « Hivinau », inspiré des marins anglais, se danse en rond et est reconnaissable par son « Hiria Haa Haa » qui scande le dialogue entre le danseur et le chef.

- Le « Paoa » est un dialogue entre le chef et plusieurs couples de danseurs qui miment les paroles de l’orateur avec toujours une pointe d’humour, de provocation et surtout de sensualité.

- Et enfin le « Tamure » qui est un dérivé du « Paoa », qui se danse par couple au son du toere et du pohu(6) exprimant la joie de vivre unique des Polynésiens.

Toutes les fêtes sont marquées par la danse du tamure, qui se danse à toutes les occasions, en couple, à l’inverse des autres danses qui sont surtout des danses de groupe. Cette danse a toujours existé et elle était seulement dansée dans les boîtes de nuit où l’homme (tane) invite la femme (vahine) ou vice-versa. Chaque geste des hanches et des bras a une signification bien précise, souvent érotique.

L’homme pratique le « Paoti » spécifique pas de danse, jeux de ciseaux des genoux qui s’écartent et se rapprochent, mouvement rapide et saccadé.

(6) Pohu : Grand tambour d’environ 1,2 m

La femme roule les hanches, jouant des mains, de la tête, du corps et des yeux pour exprimer la séduction, la joie et le bonheur de danser.

Je suis heureuse que la danse soit devenue aujourd’hui un mode d’expression ouvert à tous. La danse exprime la joie. Il n’y a plus de tabu. Les grands-mères qui viennent de Rurutu(7), qu’on appelle les « mamas » ont même inventé une danse, variante du « Hivinau ». L’invité entre dans le groupe qui danse en rond autour de lui. Il est enveloppé dans un tifaifai(8). Le tifaifai est son cadeau. C’est un grand moment de joie pour tous.

Au conservatoire, Mamie Louise enseigne à des milliers d’enfants à partir de 4 ans, le déhanchement du tamure. Du plus petit au plus âgé, tout le monde danse le tamure.

J’apprends aujourd’hui que la danse est une option pour les jeunes qui veulent passer le Bac, ce n’est qu’un juste retour de nos traditions.

Après la fermeture des bars de Papeete, on s’entasse dans l’unique camionnette qui nous emmène au « Puooro », grande boîte de nuit qui, avec le « Lafayette », fait la fermeture de la soirée.

Tout le monde chante, rit, mais il ne faut pas oublier que nous sommes en guerre. C’est le black-out. Radio cocotier racontait que les Américains s’installaient à Bora Bora pour nous défendre de l’invasion japonaise ! Ils apportaient aussi des cigarettes et des denrées faisant la joie de tout le monde. À Tahiti, des sentinelles étaient de garde à la sortie de Papeete ! Ils arrêtaient la camionnette, les uns descendaient, la sentinelle jetait un rapide coup d’œil à l’intérieur en s’aidant de son « mori pata » petite lampe de poche ... pas de Japonais. La camionnette repartait, les chants et les rires fusaient et comme les cigales de « La Fontaine », nous rejoignions notre petit « fare » dans des fous rires, telles les cascades du fond de la « Fautaua », pour repartir de bonne heure à la maternité. C’était là notre guerre.

(7) Rurutu : Île de l’archipel des Australes située au sud de Tahiti à 600 km.

(8) Tifaifai : Couvre-lit brodé avec des motifs floraux

Nous étions sérieuses dans notre métier mais insouciantes du lendemain. Nous apprenions à vivre en dehors du salut et des chemins de croix. Ma maman se faisait beaucoup de soucis, voulant comme toutes les familles tahitiennes nous marier avec les fils de familles amies. Ce n’était pas notre souci. On vivait au gré du vent, on s’amusait, fleurs à l’oreille, robe paréo, on riait avec nos aînés infirmières et infirmiers.

Pour nous jeunes infirmières, jeunes femmes, les lumières de cette vie brillaient, leurs feux nous enchantaient.

Extrait du magazine « Aujourd’hui madame »

La rencontre - C’est le 27 octobre 1946, jour inoubliable qui a transfiguré mon existence.

J’ai 22 ans.

Ce jour-là, Sylvain nous fut présenté par un ami amoureux, que je devais rejoindre après ma dernière année d’études de sage-femme. Il nous a invités à déjeuner dans un bon restaurant, chez Thirel, pas très loin de la maternité, sur le quai de Papeete. On était au premier étage de ce petit immeuble en bois.

Il nous a dit :

- « Vous allez faire la connaissance d’un monsieur qui arrive d’Indochine où je l’ai connu. Il est bourré de qualités, grand photographe, jouant merveilleusement de la guitare. Mais je dois vous dire qu’il n’aime pas beaucoup les femmes, c’est un mystique ! (mot totalement inconnu de nous) ».

Dès que je l’ai vu, le temps s’est arrêté. II est beau comme un dieu, son costume kaki de reporter, grand, mince, d’une élégance folle, son merveilleux regard bleu, tendre, et ses yeux et sa voix me séduisent. Assise en face de lui, je sens mon cœur battre à tout rompre. Il est là, l’homme de mes rêves, descendu du croissant de lune, le long du fil d’or au reflet duquel s’accrochait mon regard d’enfant. Je l’écoute, je le vois, il me transporte. Malheureusement, l’heure de repartir à la maternité arrive. Nous nous promettons de nous revoir.

Le soir à la maison, il arrive avec son ami Gouelle, officier journaliste du « La Grandière ». Avec sa petite guitare incrustée de nacre, qu’il appelait sa dame, il nous a émerveillées avec ses chansons folkloriques françaises. A notre stupéfaction, son répertoire comprenait des chansons tahitiennes apprises à Nouméa.

II nous a raconté l’histoire merveilleuse du petit poisson rouge, interprété « Sur les marches du palais ... » ; à ce moment-là, j’ai compris que je l’aimerai pour toujours.

Lui aussi a été « flashé » comme il dit.

L’arrivée de mon Prince changea tout. C’était magique. Je ne voyais plus personne d’autre que lui. Plus tard, j’appris que lui aussi ne pensait qu’à moi. Il m’attendait, je l’attendais. Après cette rencontre pendant cinq jours, il a disparu. J’étais perdue, désemparée ne comprenant pas ce qui se passait. Les jours se succédaient, cinq jours misérables. Je désespérais de le voir, ses beaux yeux bleus étaient en moi. Et enfin, Sylvain revient, avenue de l’Union Sacrée, il me serre dans ses bras. Je suis ivre de joie. Nous partons danser au Puoro. Parmi la foule, mon amie sage-femme, Mathilde m’appelle : « Tchoun ! ». Avant que je n’ai le temps de réagir, Sylvain s’est déjà retourné, étonné, répondant instinctivement à son propre surnom. Curieuse de savoir qui l’appelle par ce petit nom, j’apprends alors que sa maman et sa sœur Lydie l’appelait « Tchoun ». Nous découvrons alors l’incroyable coïncidence de nos petits noms. Des coïncidences, nous en aurons à plusieurs reprises lors de ces premiers jours ensemble.

Sylvain en m’offrant « Suzanne et le Pacifique » de Jean Giraudoux, ne se doutait pas non plus que mon premier nom de baptême était aussi « Suzanne ».

Le Docteur « tout va bien », qui se déclare très mécontent et contrarié de ce changement, me nomme à Rangiroa en représailles, pour une durée indéterminée. Rangiroa ! Atoll isolé des Tuamotu, avec un bateau tous les trois mois ; et encore ! C’était la foudre qui me tombait sur la tête, mais mon coup de foudre était plus fort ; je démissionne et cours l’annoncer à mon prince charmant. Sylvain était comme moi, fou de joie et d’amour. Nous ne nous quittons plus.

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II est resté avec moi dans notre petite maison qu’il adorait, avenue de l’Union Sacrée. Il était imprégné du parfum des tainas, devenu l’emblème de notre rencontre. En face de notre maison, le fare Putuputuraa (maison de culte) nous immergeait dans les himene ruau ou tarava purera’a (chants anciens de prières) et nous y passions des heures. Les voix d’hommes puissantes se mêlaient à celles des femmes et Sylvain me disait que ces chansons étaient du Palestrina. Il me faisait découvrir ma musique, les « himene tarava » qu’il aimait, mais aussi la musique classique avec son gramophone et mettait Mozart, Bach, Chopin, Vivaldi... Cette musique que je ne connaissais pas mais qui ressemblait à celle de mon église catholique, me surprenait. J’étais habituée à nos chansons tahitiennes qui appelaient à la danse.

Il portait toujours en bandoulière son Rolleiflex. Quand il partait en tournée dans les îles sur le « La Grandière » : Huahine, Raiatea et Bora Bora, il revenait avec une moisson de photographies merveilleuses. Je découvrais ces îles en même temps que lui. Il me racontait sa vie à bord du « La Grandière ».

Elle ressemblait à la vie que je menais à la maternité ; tous étaient soudés comme nous, toujours dans la gaieté. Au fur et à mesure que passent les jours, sa gentillesse, sa bonté foncière, son humour, sa joie, ses connaissances me fascinaient. Il avait un sens inné de l’amitié et de l’accueil.

La première chose qu’il a installée dans notre maison fut sa machine à écrire. Une Remington accompagnée de sept petits chevaux blancs dont il ne se séparait pas.

Aujourd’hui, soixante ans plus tard, je découvre ce qu’il écrivait sur sa Remington à sa mère : le jour de notre rencontre, les îles Sous-le-vent, ses découvertes ...

Nos premiers moments, ensemble pour toujours.

30 ans ont passé depuis ce premier regard, notre amour est encore plus fort que jamais.

Tahiti,

Mercredi 30 octobre 1946

Mes amours,

Le soleil, juste ombré, perce au travers des arbres ; il n’éblouit pas, mais il est présent et sa lumière divine vous pénètre.

Déjà aujourd’hui je pourrais m’installer… On vient de me montrer un délicieux « fare » (bungalow) à louer. Il suffit de mettre un joli « tapa » au mur, quelques bois marquisiens et mettre une pancarte à la porte. Il n’y a pas de portraitiste sérieux et les jeunes « vahine » seraient fort heureuses de venir poser.

Il paraît que pour prendre femme, il suffit de se promener avec une fleur de frangipanier sur l’oreille gauche (je cherche fortune) et regarder celles qui font de même. Quelques minutes après, lorsqu’on a trouvé, on se met mutuellement la fleur sur l’oreille droite (j’ai trouvé) et le tour est joué. Certains, les affamés bien sûr, en mettent sur chaque oreille.

Les femmes, ici, sont d’une étrange beauté ; type Dorothy Lamour et souvent même au visage plus fin. Ce sont des mélanges de Polynésiens et de Blancs. On dit que les pures Polynésiennes n’existent presque plus à Tahiti ; ce qu’on appelle le « Tahitien » est une race qui s’est créée depuis la découverte de l’île (Wallis et Bougainville) et le résultat est une véritable perfection… Elles sont grandes, élancées, extrêmement fines, type européen avec une couleur de peau un peu plus dorée, de grands cheveux noirs à grandes ondulations qui leur rebondissent sur les épaules, les extrémités très fines avec de larges hanches, des colliers de coquillages ou de fleurs, de jolies robes légères et décolletées, et un accent roucouleur aux O chatoyants… Un enchantement.

Moea ma princesse

Qui n’est pas venu dans ce pays ne peut se rendre compte de l’ambiance ! Beaucoup de choses ont été écrites sur Tahiti, mais la vérité dépasse tout. Comment voulez-vous comprendre la liberté et la simplicité vraie ailleurs que dans une île au milieu du Pacifique ? D’ailleurs, les Tahitiens ont une immense fierté de leur île et quoique parfaitement francisés, et Français, ils sont Tahitiens avant tout, et ils ont raison.

En arrivant ici, nous faisons immédiatement la connaissance d’un groupe de jeunes filles qui travaillent ensemble (infirmières à l’hôpital). Ce sont des filles parfaitement libres, qui habitent des « fare » voisins, dans un quartier plein de fleurs. Soirée invraisemblable de gaieté simple et franche. Nous sommes réunis, Gouelle, un camarade du bord et moi chez l’une d’elles dans sa merveilleuse petite maison pleine de jolies choses… Les meubles seuls sont modernes, en beau bois jaune clair. Nous bavardons de choses et d’autres et sommes étonnés de la culture de ces filles. Depuis longtemps, nous étions habitués à ne jamais pousser trop loin nos conversations avec les jeunes gourdes que nous rencontrions dans les familles huppées de nos escales.

Ici tout est direct, c’est la vie elle-même qui parle, pure et sans fard. Si nous parlons de la Chine, elles nous parlent des Chinois ; elles les connaissent bien pour les avoir soignés, côtoyés, et elles ont fort bien décelé leurs qualités et leurs défauts (il y en a beaucoup dans l’île). Si nous mettons la conversation sur la France, nous voyons tout de suite qu’elles sont très au courant de l’état d’esprit qui y règne et qu’elles en connaissent les raisons (occupation allemande et privations).

Mais leur joie instinctive les ramène au bon moment vers leur île et leurs chants et danses…

J’attrape une guitare dans un coin, commence à prendre un rythme… l’une d’elle se lève, enfile un « more » et commence une danse effrénée… elle suit la musique avec une docilité telle que je devine ce qu’elle va faire et ce qu’elle désire que je joue… les mains pures et déliées se découpent sur le fond de mur tressé… Un accord final, un coup de main rapide et sec sur les cordes, et elle se replie comme une fleur au milieu d’une auréole de fibres d’or… c’est fini.

Puis c’est un chant qui part, un chant langoureux pour calmer les esprits, l’échauffement de tout à l’heure a fait place à une grande douceur ; l’une d’elles nous apporte du lait de coco glacé (il y a même un Frigidaire dans la maison) dans de jolies tasses jaune pur, puis c’est une corbeille de ces fruits merveilleux que l’on ne trouve qu’ici.

Le calme se rétablit complètement, les chants prennent une valeur inexprimable, comme une émanation de l’âme. Nous harmonisons sans crainte, et même si je prends un chant de chez nous, elles suivent comme l’un des leurs… je ne le reconnais plus tant il devient plein.

Tout à l’heure, nous irons sur la plage, nous nous baignerons en évitant de nous couper la plante des pieds sur les méchants petits coraux.

La vie est belle au contact de ces êtres qui savent par leur philosophie nous rappeler la vraie façon de vivre, l’art de vivre.

En mer vers les Îles Sous-le-vent, les Australes et les Marquises,
Mardi 5 novembre 1946

Je n’ose plus écrire, mon cœur est trop plein, j’ai peur qu’il déborde sans retenue sur ce pays que j’ai quitté hier soir… sur ce pays et sur… Jeanine que j’ai laissée toute émue sur le quai. Jeanine, ma danseuse du premier jour qui est devenue mon amie, Jeanine avec qui j’ai rempli des journées de bonheur fou, avec qui j’ai été me balader sur les plages, dans la montagne, pris des bains dans les petites rivières fraîches, chanté, dansé des nuits entières, roulé doucement dans une voiture silencieuse en suivant le bord de mer alors que le soleil s’enfonce dans Moorea… Jeanine, cette image même de la tendresse et de la sensibilité, qui, avec son intelligence instinctive, sait me rappeler ma foi d’antan, dont la philosophie est celle de chez nous et où Dieu a une grande part… qui me dit, une heure avant l’appareillage du bateau, alors que le miracle habituel ne s’est pas accompli et que je vais partir sans pellicules : « Penses-y fort, ne doute pas que tu en trouves, imagine-toi qu’il y en un tas sur la table et je t’assure que tu en auras… » et que maintenant je suis fort de moi avec mes 15 rouleaux dans le tiroir… Jeanine, qui s’est élevée de force jusqu’à être sage-femme, qui par son amour pour la vie aide à naître des douzaines d’enfants par jour, qui sait faire des miracles par sa foi et sa joie de vivre.

Tahiti, pays du rêve qui sait enfanter des êtres complets et les nourrir de couleur et d’amour, seul pays au monde où la guerre n’a pas su pénétrer, où le mendiant n’existe pas, où le mélange de races est tel que l’homme est considéré simplement comme un homme, sans que l’origine ait le moindre rôle à jouer, où les enfants trouvés n’existent pas parce qu’un enfant représente la vie et qu’ici la vie est aimée.

Tahiti, qui soi-disant est un cercueil pour nous, parce que la vie est trop facile et que nous nous laissons glisser en elle en oubliant de travailler, en oubliant que la création est à la base de toute chose, Tahiti dont les Européens ne savent pas se servir, paradis où nous ne sommes pas mûrs pour habiter…

Tahiti… je t’aime

Bora-Bora

Toujours cette écrasante nature, un pic élevé et pointu, et tout autour la plage de sable et corail…

La lune est d’une pureté absolue, et nous roulons sous les palmes luisantes ; les parfums eux-mêmes sont baignés de cette lumière pâle et froide. Nous roulons jusqu’à la répétition des danses de demain… le tam-tam résonne dans l’air comme un souffle humain et, sans lumière, juste ombrées par la lune, nous voyons onduler les croupes pures des « vahine ».

Je n’ai pas envie de sortir, mon cœur est resté à Tahiti, et Bora Bora me paraît vide. J’ai hâte de retourner « chez moi » à Papeete, dans notre petit « fare ». Je ne suis plus maître de mes pensées ; tout l’après-midi, je l’ai passé devant le pick-up à me saouler de Bach : j’avais besoin d’orgue et lui seul pouvait me secouer. Même hier soir, dans la pénombre lunaire, c’est Jeanine que je voyais danser, ce n’était plus cette fille de Bora Bora au visage très noir avec qui j’avais chanté quelques instants plus tôt chez le commandant – la plus belle fille de l’île – oui, bien sûr elle est parfaite, mais assurément moins belle que Jeanine…

Tout à l’heure, c’est la grande fête ; toute l’île va danser et chanter pour nous. Demain aussi il y aura fête à Raiatea (une autre île à côté), mais la grande fête pour moi, ce sera samedi à Papeete, lorsque je me précipiterai à la coupée pour aller au « fare » !

Dans ma tête, les images et les chants de ces quelques jours à Tahiti se bousculent et se heurtent sans cesse, cela s’emmêle et un souvenir appelle l’autre. Je nous revois le jour du départ, déambulant de magasin en magasin à la recherche de la pellicule, prenant un jus d’ananas glacé, cherchant des livres, puis tombant en arrêt devant « Regain » que, moyennant 15 Francs, je lui ai acheté en lui expliquant que la Provence est encore le pays qui se rapproche le plus du sien… D’ailleurs, elle aime la poésie et souvent j’ai reconnu dans sa façon de décrire la manière crue et imagée de Giono. Puis je me souviens de ce rêve qu’elle m’a raconté un matin, où elle nous voyait tous les deux en haut d’une grande montagne ; ou bien je respire subitement le parfum d’une fleur qui me rappelle celle qu’elle a toujours dans les cheveux lorsque nous dansons en chantant avec l’orchestre, comme tout le monde ici. Puis je l’entends me raconter son enfance pleine de fantaisie et de soleil, et me dire comment il est difficile pour une jeune fille d’ici de trouver un travail ou d’apprendre un métier, comme il faut lutter pour se trouver une raison sociale… Cette grande fille de 21 ans (elle a exactement ma taille) a déjà bien plus d’expérience que beaucoup de jeunes femmes de chez nous.

Par moment, je prends la guitare et je m’exerce à gratter les cordes à la manière tahitienne, comme elle l’a appris avec ses longs doigts minces et agiles ; je cherche à me souvenir des paroles de certains chants qu’elle doit me copier pendant ces quelques jours.

Quelle rigolade ! Je crois que je n’ai pas ri comme cela depuis longtemps : le commandant et le second avec des couronnes et des colliers de fleurs, en train de danser l’hupa-hupa…

Après les danses d’ensemble et pendant, les filles en « more » (les fameuses robes en fibres de pandanus) venaient nous tirer par la main pour danser avec elles… et les pauvres marins faisaient des efforts désespérés pour tortiller leur ventre. Pour ma part, Jeanine m’a assez fait travailler pour que je fasse bonne figure, mais vraiment, certains étaient d’un comique !

Heureusement, dans ce pays simple, le ridicule n’existe pas, et celui qui refuserait de venir essayer ne serait pas compris.

Je suis déjà un vrai spécialiste : je chante, je danse et je joue de la guitare comme chacun d’eux, et même, à force d’apprendre les paroles des chants, je comprends des bribes de conversation.

Il est trois heures du matin et nous appareillons à 6 heures demain pour Raiatea… je vais me coucher.

… Mon cœur est resté à Tahiti, et Bora Bora me paraît vide.

« Par moment, je prend la guitare et je m’exerce à gratter les cordes à la manière tahitienne ».

Raiatea

Il pleut, il pleut sans discontinuer depuis notre arrivée hier midi. Comme ce pays est triste sous la pluie ! Il est méconnaissable. Tout devient gris, il n’y a plus le moindre relief, on croirait avoir un œil fermé. Les cocotiers ont l’air complètement dépaysés, la mer est devenue plate, sans vie, terne. Sur la plage et sur les routes, les crabes de cocotiers rentrent dans leur trou, ils traversent précipitamment la route pour ne pas se faire écraser par la voiture, et même s’ils n’en ont pas le temps, ils trouvent toujours une fondrière pour se mettre à l’abri.

Ici la pluie a une couleur : elle est un peu bleutée, et c’est la seule couleur restante… Il fait triste, une tristesse spéciale, comme une maladie ; on voudrait se coucher et se faire dorloter ; je boirais bien un bon grog bien chaud. Je crois que toute l’île est malade, il n’y a plus le moindre signe de vie, plus un atome de vent, tout porte le deuil du soleil.

Raiatea

Je reviens d’un déjeuner chez Morillot (le fils du peintre). Nous étions tous invités, y compris le commandant, à un repas à la tahitienne, c’est-à-dire sur une natte, par terre avec, comme nappe, des feuilles de bananiers, et en mangeant avec les doigts : poissons crus, énormes patates douces, cochons cuits dans un four de palmes odorantes, et « vahine » dansant pendant tout le repas.

Bien sûr, j’ai dansé, joué de la guitare et photographié à tour de bras, j’ai même pu prendre deux des plus belles filles torse nu, avec juste un collier de fleurs… un régal.

Tahiti… depuis longtemps…,

Nous sommes mardi 19 novembre 1946

Nous partons ce soir à 17 heures pour Bora Bora d’abord et les Australes ensuite ; nous revenons à Tahiti le 4 décembre seulement.

J’ai reçu la lettre de Zou du 12 octobre, au retour de Raiatea. Je me suis précipité dessus comme un fou, mais déjà je me rends compte comme je suis loin de la vie de Paris. Et vous, me comprenez-vous encore ? Mes lettres ne vous paraissent-elles pas un peu folles ? Pourquoi la petite Zou ne me croit-elle pas lorsque je lui dis que j’ai grossi et que je suis fort (je pèse 72 kilogrammes ; je regrette mais il n’y a pas de balance automatique dans ce pays) ? Pourquoi Lydie n’écrit-elle pas ?

Mes amours, tenez-vous bien, je crois que je vais me marier, ou plus exactement j’en suis sûr. Je vais me marier avec une autre « Tchoun », Jeanine également s’appelle comme cela… elle n’a jamais su pourquoi non plus, mais je vous avoue que j’ai plutôt été surpris en voyant un entête de lettre lui étant adressé : « Mon petit Tchoun… »

J’avoue que j’ai une drôle de façon de vous annoncer une nouvelle aussi grave, mais lorsqu’une nouvelle est joyeuse, on ne sait plus par quel bout la prendre. J’ai trouvé enfin une fille comme je l’ai toujours souhaitée. Ce qui est curieux, c’est que j’ai été obligé de venir à Tahiti pour rencontrer la seule fille qui n’ait pas la mentalité de ce pays… on dirait qu’elle s’est arrangée pour ne prendre d’ici que la beauté et les arts. Une autre chose, que je ne dis pas par diplomatie, mais que je pense vraiment, c’est qu’elle est du genre Zou ! Beaucoup de traits de caractère, d’élans, de réactions, de révoltes, d’adresse manuelle me retrempent dans une ambiance dont j’avais certainement très besoin. Je suis déjà beaucoup plus doux ; je réapprends comment on peut faire plaisir avec de petites choses, par de simples prévenances… Tous les jours, je vois comme elle me connaît bien, sans illusions, mais avec beaucoup d’amour.

Beaucoup de difficultés vont surgir. Nous n’avons d’argent ni l’un ni l’autre, mais je crois que nous pourrons y arriver, et dans le fond, c’est un bon moyen de me réaliser. Je crois que nous nous installerons dans quelques mois (quand ma tournée du Pacifique sera finie). Nous pensons monter un atelier de portraits. Je parle de tous ces détails parce que je sais que ce sont des choses auxquelles vous devez penser. Évidemment, il n’est pas question de se fixer éternellement, mais juste quelques mois, histoire de se mettre à flot. Comme j’ai tout le matériel, il nous suffit de louer un bungalow et de prendre une patente. Ah ! J’oubliais… elle s’appelle Jeanine Vidal, elle adore sa mère et de temps en temps m’appelle « sale gosse » espérant me faire râler comme son frère…

Pendant mon absence, je crois qu’elle va quitter notre « fare » pour aller habiter avec sa mère. Nous n’avons pas encore parlé de nos projets à qui que ce soit ; il sera toujours temps à mon retour des Australes. Il est 11 heures, je vais aller la chercher à la maternité.

À tout à l’heure, mes amours, lorsque je serai en mer. Je suis en mer. Tahiti, une fois de plus, s’est estompée dans la brume. Je viens d’écouter les trois disques de Monteverdi que nous avons miraculeusement trouvés chez un Chinois tout à l’heure : nous allions là-bas pour acheter des disques tahitiens et par hasard nous sommes tombés là-dessus, nous étions sidérés.

Bora-Bora,

Dimanche 24 novembre 1946

Je commence à bien connaître cette île et aussi à l’aimer. Je passe mon temps à filer à des vitesses folles en pirogue. Ces instruments sont merveilleux. Imaginez-vous un long fuseau extrêmement fin (juste de quoi s’asseoir) avec une immense voile et, à 3 ou 4 mètres, le balancier qui ressemble à un très long ski. En face du balancier, il y a un bois perpendiculaire au bateau sur lequel on se déplace pour faire contrepoids de façon à ce que le balancier ne fasse qu’effleurer l’eau. C’est merveilleux, on a l’impression de voler. En dessous, on voit le corail défiler comme une route précieuse que l’on n’aurait pas le droit de toucher.

Bien sûr, on s’arrête de temps en temps sur l’un de ces milliers de petits îlots de corail pour prendre un bon apéritif à l’eau de coco que la nature nous a réservé bien frais ; puis on se baigne, on entre chez les poissons, certains pour les attraper au harpon – mais pour cela il faut être né avec – les autres pour les regarder. Puis on repart sur un autre îlot… jusqu’au soir où le « zef » nous pousse jusqu’à bord comme un gros oiseau.

Ou bien on part à la chasse aux chèvres sauvages (pas moi, bien sûr, je n’aime pas la chasse) et je profite de ces balades pour grimper sur la montagne.

Il faut lutter de toute sa force pour arriver à avancer, les lianes vous barrent la route avec persistance, les rochers éclatent sous vos pieds et dévalent la montagne en se frayant un passage incroyable entre les arbres. Mais quelle satisfaction lorsqu’après des heures d’efforts, l’horizon s’éclaircit et que la mer apparaît tout autour de vous, lorsque vous voyez un tout petit bateau perdu dans les cocotiers… notre maison !

Ce pays est inouï. Je sais que je me répète, mais ma joie est toujours aussi égale et il faut bien que je la crie pour dire la vérité !

Arrivée à Bora Bora, 1946

Mon petit Tchoun...

Amoureux

Bora Bora, motu Tapu, autrefois couvert de cocotiers.

C’est dans cette île que l’on fabrique les plus beaux « more ». J’en ai commandé un superbe pour Jeanine. Son anniversaire tombe le 4 décembre, juste le jour de notre retour… c’est une chance. Je pense avec effroi qu’à Paris en ce moment vous devez commencer à geler, mes pauvres amours !  Je vois d’avance le 18, la petite réunion familiale où je ne serai pas… mais j’y serai un peu quand même, en pensée.

Je crois de plus en plus que je suis un peu fou, mais pourquoi envie-t-on les fous ? Peut-être sont-ce eux qui vivent le mieux ? Dites-moi, est-ce que cela vous ennuie que je continue cette vie errante ? Que je me marie, avec une fille que vous ne connaissez que par mes lettres ? Que j’ai l’air de ne servir à rien et à personne ? Pourtant, je crois que je suis meilleur, je suis très aimé des êtres avec qui je vis depuis déjà quelques mois et continuellement.

Pirogues à voile de Bora Bora, « je passe mon temps à filer à des vitesses folles en pirogue ».

Je travaille beaucoup, et souvent à des travaux de série qui ressemblent étrangement à un boulot d’usine. Je crois même que je fais de très belles photos pour plus tard (bientôt).

Depuis quelques temps, je vous parle à cœur ouvert, comme je ne l’avais pas fait depuis très longtemps. Je crois qu’il faut que je sois loin de vous pour comprendre notre lien et l’amour qui nous unit. Pendant de longs mois, je me dégoûtais et j’étais malheureux, mais aujourd’hui je crois que je suis guéri de la guerre. Vous avez pu voir la progression dans mes lettres… Jeanine a achevé le travail.

Pour un garçon comme moi, il n’y a que deux solutions : ou trouver une jeune femme avec une personnalité bien établie ou une jeune fille à former. Ici, j’ai trouvé un mélange des deux, et un savant mélange… Mais une chose dépasse tout : c’est notre immense amour !

En mer,

Dimanche 1er décembre 1946

Encore une révélation : trois îles extraordinaires et complètement différentes des autres.

Le 28, nous étions à Rurutu (prononcer rouroutou) et comme le gouverneur de Tahiti, M. Haumant, profite du La Grandière pour faire une tournée dans ses îles (il nous a rejoint à Bora Bora), je débarquais avec lui. C’est le premier bateau qui vient par ici depuis cinq ans, et les Américains ne sont jamais venus aux Australes. Je ne sais si vous pouvez imaginer l’importance que prend pour un petit pays comme cela la visite d’un gros bateau et du gouverneur !

Toute la ville était pavoisée, toutes les routes sur plusieurs kilomètres, bornées de grandes feuilles de cocotier reliées entre elles par des rubans de fleurs tressées, la place du village bourrée à craquer d’une population propre, saine, bien habillée, pleine de couleurs.

Partout des banderoles criant « Vive M. le Gouverneur, vive la France, vive de Gaulle » (ils ne sont pas tout à fait au courant, ils n’ont qu’un petit poste de radio). Lorsque la baleinière a accosté, il y avait sur le quai tous les gros personnages de l’île : le chef, le pasteur, l’instituteur, l’infirmier, l’administrateur… et c’est là où l’on voit que l’administration française a du bon : tous ces gens étaient des indigènes. Ils parlent très bien français puisqu’ils ont fait leurs études à Papeete.

D’abord les enfants des écoles nous ont chanté « La Marseillaise », puis l’une des petites filles a récité un délicieux compliment au gouverneur. Mais tout à coup, il y eut comme un craquement, et la foule ivre de joie nous a littéralement arrachés, nous étions presque portés. En même temps, une énorme grosse caisse s’est mise à résonner et le cortège hurlant s’est ébranlé… Il y avait l’orchestre devant, ensuite le porte-drapeau, et derrière tout le village qui dansait. Nous avons comme cela traversé le village jusqu’à la maison du chef, un grand gaillard à cheveux blancs, au visage fort et intelligent. Tout du long, il fallait entrer dans chaque maison, on nous embrassait, et chaque fois on nous passait autour du cou deux ou trois couronnes de fleurs, nous ne pouvions presque plus respirer. Tous ces petits « fare » (maisons) étaient d’une propreté exemplaire : des nattes claires, de grandes baies ouvertes sur l’air, des rideaux multicolores, des petits coussins rouge vif ou bleu ciel sur le lit, et partout, sur tous les meubles, des petits ou même de gros objets en pandanus tressé (c’est à peu près comme du raphia, mais plus solide et plus pur) ; des portefeuilles à la trame extrêmement fine, des chapeaux (forme chapeau mou), des dessous de plats, des éventails, des descentes de lits, des sacs à main, ainsi que d’énormes nattes qui auraient aisément tapissé la plus grande salle du palais du gouverneur de Papeete… et dans tout cela il fallait choisir, toutes ces merveilles étaient des cadeaux.

Derrière nous, il y avait des porteurs qui étaient chargés comme des baudets !

Arrivés chez le chef, un repas pantagruélique nous attendait. Sur la table, les rondelles de « taro » seules pouvaient nous rappeler que nous étions chez des Tahitiens (on est habitué à appeler Tahitiens tous les habitants des îles). Des poissons, du poulet, du porc ; un vrai repas pour « Popa’a » (c’est ainsi qu’on nous appelle ici). Après le déjeuner, encore des cadeaux, puis des danses et des « himene » (chants, ce nom vient probablement d’hymne) jusqu’au soir. Le commandant, suivant les traditions, avait ouvert le bateau aux indigènes et nous avons pu voir un spectacle inoubliable : les danseurs sur le pont et tous les matelots mélangés aux Tahitiens installés sur les coffres à munitions, les canons et les tourelles, en train de rythmer en claquant des mains… Je suis monté tout en haut du mât pour photographier cet étrange spectacle.

Le lendemain, nous sommes allés visiter les deux autres villages de l’île. On nous avait préparé des chevaux (cet animal est très à l’honneur dans l’île où la voiture n’a pas encore fait son apparition) et nous sommes partis, le gouverneur, Gouelle, trois officiers du bord et moi. Ils nous avaient préparés les montures avec des feuilles de bananier (il n’y a pas de selle ici) et nous avons chevauché toute la journée en passant des cols très élevés, des vallées, suivi des rivières en galopant comme des fous ; les chevaux étaient très fougueux : même les chemins de montagne, nous les prenions au galop !

Les paysages étaient différents de Tahiti, beaucoup plus frais encore et par moment, en haut des montagnes, ils devenaient grandioses : tout à fait le genre du Texas, et nous-mêmes cavalant dans cette pampa, avions des airs de cow-boys.

Dans les autres villages, surtout le dernier, notre entrée triomphale au galop avait vraiment beaucoup d’allure. Nous dominions cette mer humaine qui s’agrippait à nos jambes avec une telle force que nous dûmes descendre… ce qui était notre perte… un véritable étouffement ; pas question de se dégager pour prendre une photo, j’avais une douzaine de filles qui s’agrippaient partout où il y avait prise…

Tous avaient leur petit drapeau français et, devant, la musique nous assourdissait complètement : tout à fait genre kermesse héroïque !

À la tombée du jour nous avons retraversé les cols, toujours au galop, comme une charge, pour être reçus en bas par les éternelles danses traditionnelles. Nous étions encore bourrés de cadeaux. J’ai fait toute la descente avec la fille du chef, une superbe fille qui est institutrice dans le dernier village. J’ai essayé de parler avec elle, mais son manque d’habitude de parler Français ralentissait terriblement la conversation. Nous nous bornions à pousser nos chevaux pour distancer les autres et triompher d’une course tacite. Les chevaux étaient en sueur, ils étaient tellement excités que nous avions peine à les contenir, et je vous assure que monter des animaux pareils, sans selle et sans étriers, de la part de « Popa’a », épatait la population.

Le 30, nous débarquions à Tubuai (on prononce toujours le « u », « ou »). À peu près même réception, toujours le cheval comme moyen de transport, toujours des repas plantureux, toujours des cadeaux…

Et ce matin : Raivavae, la dernière île de notre tournée. On nous avait prévenus que c’était le plus sauvage de l’archipel. Nous n’avons pas été déçus. Décidément, j’aime les sauvages. C’est ici que j’ai trouvé les habitants les plus sympathiques. Ils nous ont reçus simplement, tranquillement, sans discours mais avec beaucoup de cœur. Avant notre départ, nous avons beaucoup insisté pour qu’ils nous chantent un de leurs chants : ils se sont mis en rond, assis par terre, et ont commencé.

Tubuai, une calèche à cheval, moyen de transport des dignitaires.

Rurutu, les chevaux sont très à l’honneur dans l’île.

C’est ici que nous avons eu les plus purs chants polynésiens ; cela me rappelait ma soirée à Houaïlou en Nouvelle-Calédonie. J’étais aussi ému, et de plus leurs chants étaient très semblables.

Il faut que je revienne par ici, il faut que j’enregistre ces merveilles, et je crois même que le gouverneur l’a compris… Peut-être y arriverai-je ? Oui, c’est sûr.

Après-demain, nous nous arrêtons à Moorea et à 5 heures nous accostons à… Papeete… J’ai déjà du mal à me tenir, ma pensée tourne autour de Jeanine sans arrêt : que fait-elle ? Où est-elle ? Sait-elle que nous arrivons le 3 et non le 4 comme prévu ? Et le courrier est-il arrivé ? Vais-je enfin avoir des nouvelles fraîches ?

Mes amours, je vous laisse, demain je vais profiter de la mer pour développer tout mon travail sur les Australes. À bientôt, à Papeete.

Papeete,

Mardi 10 décembre 1946

Je suis sur la véranda, il fait très doux, le soleil brille de toute sa force. Un petit vent léger et imperturbable se faufile partout dans le « fare », apportant avec lui la fraîcheur idéale. Jeanine est assise dans un fauteuil : elle fait une robe ; nous sommes tous les deux pieds nus et en « paréo » … C’est une vie de rêve. Il est 8 heures du matin, les oiseaux chantent… je suis très heureux.

J’ai reçu en arrivant la lettre de Lydie du 17 août, ainsi qu’une de Georges de même époque. Quoiqu’un peu vieille, la prose de Lydie m’a fait beaucoup de plaisir, c’était une lettre merveilleusement compréhensive ; j’espère tout de même qu’elle ne sera pas trop déçue que mon voyage au Tibet soit un peu remis.

Depuis mon arrivée à Papeete, je n’ai pas eu une journée à moi. Tous les matins, j’arrive au bateau, m’enferme dans le labo et travaille jusqu’au soir. Je tire des centaines de photos et c’est ce qui me permet de vivre.

Le gouverneur m’a demandé, pendant une tournée, si je voulais rester ici. Il souhaite que je crée un service de presse et d’information qui manque à Tahiti. Pourquoi pas ?

Plus ça va et plus je me rends compte de mon bonheur d’avoir rencontré Jeanine. L’union est parfaite. Je voudrais vous demander de m’envoyer un extrait de naissance. Nous voudrions nous marier vite.

Mes amours, je suis vraiment plus heureux que jamais. Je pense beaucoup à vous.

Je vous laisse, la lettre part tout à l’heure. J’ai hâte de vous lire, je vous aime, à bientôt, et vive la petite Zou !

Amitiés à tous, je vous embrasse bien fort.

Votre fils

La rencontre ...

Le bonheur

Jeanine raconte sa petite enfance

« À Tahiti où l’eau jaillit plus pure que le diamant

l’amour et la beauté couvre l’immensité

et quand le soir l’astre a jeté son or au firmament

le bruit du vent se meurt en se mouvant

aucun lieu vraiment n’est si charmant n’est si beau

et n’a comme lui ce printemps toujours nouveau

ce fut là je crois le paradis délicieux

où le vieux père Adam naquit de l’amour de Dieu

vous qui pleurez et gémissez esclaves du malheur

venez à Tahiti dans mon doux paradis

vous mangerez et vous boirez sans peine et sans labeur

dans les hameaux ou au bord des ruisseaux ».

C’était la chanson préférée de maman.

Elle la fredonnait souvent, l’accompagnant du doux ronron de sa machine à coudre, la rythmant de ses coups de pédale. Je l’écoutais religieusement.

Elle avait près d’elle son cahier de chansons tahitiennes et françaises, dans lequel sa belle écriture déliée se mariait harmonieusement avec de jolis dessins. C’était son bien le plus précieux, qu’elle nous permettait de feuilleter lorsque nous étions sages.

Ma mère, que l’on appelait Pinkey, était l’aînée de six enfants : cinq filles et un garçon.

Elle était la fille de Theodor Yalmar Handerson, marin norvégien, arrivé à Tahiti sur un baleinier. Notre grand-père norvégien, décédé après la naissance de sa dernière petite-fille, nous ne le connaissions que par le grand portrait qui trônait dans le salon de notre grand-mère Eva, qu’on appelait Mama Tu.

Eva Tuariitemaraeroa descendait par sa mère de la famille royale Tuariitemaraeroa de Raiatea.

Elle ne parlait pas le Français, étant Anglaise par son père, ce qui explique la multitude d’yeux clairs, bleus ou verts, que l’on trouve dans notre famille.

Des yeux qui m’ont toujours fait rêver, mais qui m’ont oubliée, moi qui suis la seule brune aux traits polynésiens de la famille.

Après la disparition de mon grand-père, selon la coutume tahitienne, tous ses enfants eurent des parents adoptifs. Ma mère fut élevée par la famille Millaud.

Ainsi, nous avions plusieurs familles et, comme cela est fréquent à Tahiti et pour notre plus grand bonheur, nous vivions dans plusieurs maisons.

Nous avions aussi plusieurs surnoms. Un de mes oncles m’appelait Tokyo et me chantait « A Yokohama, joli mousmé ... ». Il trouvait que je ressemblais à une Japonaise avec mes yeux bridés et ma touffe de cheveux sur le haut du crâne.

Ma tante Mimi me chantait en Anglais « Jeanine, Jeanine, of little time ... ».

Ma grand-mère avait la manie des coussins. Partout où elle pouvait en caser un, sous la tête, sous les bras ... J’ai hérité de cette « maladie », et chez moi il y en a dans tous les coins.

Très jeune, ma mère a épousé Paul Vidal, Tahitien avec du sang français. C’était un des rescapés de la « Grande Guerre » de 14-18, un de ceux qu’on appelait les « Poilus tahitiens ».

Homme rigide et sévère, mon père travaillait à la Banque d’Indochine où sa rigueur comme son sens artistique étaient très appréciés.

Le soir, il nous emmenait en promenade sur le quai de Papeete, où nous admirions les jolies goélettes, bateaux desservant les îles. Leurs noms évocateurs nous faisaient rêver.

Sur « la Mouette », son capitaine, était notre oncle, Louis Carlson. Plus tard, cette goélette est remplacée par la « Tamara » puis la « Zélée », devenue goélette administrative. Bien souvent, nous embarquions à bord. Je me souviens avoir assisté au balisage du lagon de Punaauia.

A cette époque, le réseau routier était restreint et les voitures rares. Les balades en bateau nous permettaient de découvrir le tour de l’île par la mer. On en profitait pour se baigner dès qu’il y avait un haut-fond de sable.

Contrairement aux navires administratifs, les goélettes d’armateurs privés voyageaient beaucoup. Elles étaient le seul moyen de communication entre les îles et Tahiti. Chacune de leurs arrivées dans les îles était un événement. Chacune avait son circuit.

« L’Oiseau des îles » assurait la liaison avec Makatea, où l’activité principale était l’extraction du phosphate. La « Tagua » était spécialisée dans le ravitaillement des Tuamotu et revenait régulièrement à Tahiti lourdement chargée de coprah. Le « Hiro » desservait les îles Sous-le-vent : à son arrivée à Huahine, Raiatea et à Bora Bora, les habitants l’envahissaient pour retrouver les parents, les amis, et parler de Tahiti, inconnue de la plupart d’entre eux.

Les jeunes femmes cherchaient l‘aventure avec quelques beaux marins à la peau claire.

C’était aussi l’occasion de boire de la bière, de la vraie bière de Tahiti. On n’en trouvait pas encore dans les îles. La seule boisson alcoolisée, le « pia hamani », était de fabrication artisanale, à base de sève de cocotier. Dangereuse et interdite, cette « bière » devait être fabriquée et consommée en cachette, à l’insu du gendarme chargé de faire respecter la loi sur l’île. À bord, il n’y avait quasiment pas de touristes, si ce n’est quelques curieux de temps à autre.

À Tahiti, l’aéroport n’existant pas encore, l’arrivée et le départ des gros paquebots, comme le « Sagittaire » ou le « Ville d’Amiens », faisaient l’événement. Le quai de Papeete grouillait alors de monde. On venait en famille accueillir les parents qui rentraient au pays. Une foule de curieux en quête de nouveautés venait profiter du spectacle. Ils voulaient être les premiers à voir les arrivants qui débarquaient.

Un des plus grands moments de ces arrivées de paquebot fut le retour du « Ville d’Amiens » le 5 mai 1946. C’était le retour des volontaires du « Bataillon du Pacifique », qui s’était illustré sur les champs de bataille de la Seconde Guerre mondiale.

Outre les passagers, ces paquebots apportaient le courrier, les matériaux de construction et les denrées rares recherchées par les commerçants.

Les Chinois étaient les rois du commerce. La petite ville de Papeete et le tour de l’île étaient quadrillés par leurs boutiques en bois qui regorgeaient de marchandises, un étalage de bric et de broc. On y trouvait toutes sortes de choses, de la vaisselle, du linge, de la quincaillerie, et bien sûr de la nourriture. On allait même « chez le Chinois » pour se procurer l’eau bouillante pour faire le café du matin.

On les aimait bien, nos Chinois, tout en se moquant d’eux, de leur petite vie modeste, grise, à nos yeux sans gaîté, mais on ne pouvait plus se passer de leurs services. Et mine de rien, ils faisaient fortune.

Les commerçants chinois avaient même leur banquier, Chin Foo, qui créa sa propre banque.

Quant aux Européens, nous ne les connaissions pas, ils vivaient à part, ils ne se mélangeaient pas aux Tahitiens à quelques exceptions près. Tel Alain Gerbault, qui était considéré comme un marginal.

Nos seules rencontres avec les « Popa’a » étaient celles qu’imposaient les démarches administratives ou les consultations médicales et bien sûr les cérémonies religieuses.

Le dimanche, tout le monde se retrouvait à l’église ou au temple. On écoutait l’évangile, le sermon et on chantait tous en chœur. La messe était dite en Français, sauf au temple protestant où les cantiques étaient en Tahitien.

Tout le monde était habillé de blanc, les hommes en pantalon noir, le plus souvent pieds nus. La sortie de l’office était un des grands moments de la semaine, l’occasion de rencontres entre parents et amis. On échangeait les potins du moment, prenait des nouvelles de la santé des uns et des autres.

À l‘époque, Papeete était une toute petite ville, faite essentiellement de maisons coloniales, de magasins ou de petits immeubles en bois, regroupés autour de la cathédrale et du marché. C’étaient les seules constructions en dur du centre-ville avec l’immeuble Donald, le Fare Tony et le temple Paofai.

Le temple Paofai, haut-lieu de la religion protestante, était situé sur le bord de mer, vers Faa’a, face à la plage Cigogne. C’est là que s’arrêtait la ville. C’est là aussi que se retrouvaient les amoureux, le soir, pour admirer le coucher de soleil sur Moorea.

Côté montagne, se trouvait le palais du gouverneur, aujourd’hui résidence du Haut-Commissaire de la République. Cette grande maison coloniale à étage en côtoyait une autre, le palais de la reine, devenu l’Assemblée territoriale. A l’arrière, entre les deux bâtiments chargés d’histoire, on pouvait se rafraîchir au « bain de la reine ». Cette source naturelle, qui coule dans un jardin magnifique, est à l’origine de l‘appellation de Papeete.

Coco Hotahota, à l ‘occasion d’un spectacle donné en hommage à la reine Pomare IV, a su faire revivre cette époque fabuleuse du Tahiti d’antan.

Au bord de la mer se trouvait le très joli bâtiment de la poste, à côté de la maison de la princesse Tekau, qui existe toujours.

Quelques petits hôtels étaient également situés en ville, dont le Stuart, en bord de mer, le Diadème, derrière le Fare Tony. Plus près de notre maison, vers l’est, se trouvait l’hôtel Tiare, créé par Lovaina Gooding, issue comme nous de la famille Chapman. C’était l‘hôtel préféré de nos illustres visiteurs, notamment le célèbre écrivain Somerset Maugham, qui consacra à Lovaina un chapitre du roman qu’il situa en Polynésie, « The moon and six pence (L’Envoûté) », retraçant la vie de Gauguin.

Le soir, nous allions sur le port admirer le coucher de soleil sur Moorea avec au premier plan l’îlot « Motu Uta », aujourd’hui disparu, avalé par les remblais de Motu Uta que l’on appelle « Fare Ute ».

Nous étions heureux d’aller voir la mer, car nous habitions dans la vallée de la Mission à côté de l’Évêché, non loin du centre-ville de Papeete.

Notre belle maison, de style colonial, était entourée de verdure, avec d’un côté le beau jardin potager qu’entretenait mon père et de l’autre les multiples rosiers de ma mère, qui adorait les roses.

Très jeune, âgée de 22 ans, ma mère épouse Paul Vidal, fils de Jean-Baptiste Vidal, lui-même fils d’Antoine Vidal (1818-1880) originaire de Honor-de-Cos un village de la commune du Tarn-et-Garonne situé dans le sud de la France. Militaire canonnier, Antoine Vidal fait partie des vingt premiers colons français envoyés en Océanie par l’administration de Louis Philippe. Il arrive dans l’archipel des îles Marquises le 4 juin 1842 à bord de la corvette Triomphante. Il séjourne 16 mois à Nuku Hiva avec son unité sous le commandement de BRUAT ; l’objectif secret de cette mission était l’installation d’un bagne. Puis BRUAT accédant à la demande du Petit-Thouars, décide de transférer à Tahiti les 500 soldats sous ses ordres dont Antoine Vidal ; ils arrivent à Tahiti le 4 novembre 1843. Il est démobilisé de son unité en 1847 et va s’établir dans le district de Teahupoo.

De son union avec Tairau A Pihaava naissent : Victoire qui épouse Alexis Alexandre – Marie qui épouse Jean Aubry – Jean-Baptiste, mon arrière-grand-père.

Jean-Baptiste Vidal (1862-1918) est né le 5 mars à Papeete. Fait une brillante carrière dans l’administration locale. Est Chef de bureau des secrétariats généraux de la colonie puis nommé directeur des douanes à Papeete. Il fait partie du bureau directeur de la compagnie des phosphates de l’Océanie. A été nommé officier de l’Académie. Il meurt le 6 décembre 1918 à Makatea. De son union avec Teehurai Guifford (1856-1918) ils auront 7 enfants dont Paul, mon papa.

Paul Vidal (1892- 1965), employé de banque, est un ancien combattant cité en 1918. Il fait partie des « rescapés » de la « Grande Guerre », un de ceux qu’on appelle les « Poilus tahitiens ».

De son union avec Théodora Hélène Teraitumatura Handerson le 16 février 1921 à Atuona naissent cinq enfants, Clet né le 6 juin 1921 à Atuana, Louise née à Atuona le 20 juin 1923, Jeanine née à Papeete le 4 déc 1924, Noël Jean-Baptiste né à Papeete le 24 décembre 1927, Hector Eric Léon né à Papeete le 23 avril 1933.

Maman, que nous avions l’habitude d’appeler mama, est la fille de Peter Handerson (1851-1916) né dans la ville de Langerton en Norvège. Il arrive à Tahiti en 1896 comme second à bord d’un quatre-mâts puis prend le commandement de plusieurs goélettes qui naviguent dans toutes les îles de Polynésie. De son union avec Eva Johnston (1873-1970) naissent quatre enfants. Stéphane travaillant comme radio dans la marine, Théodora, ma maman, Louise qui épouse Louis Carlson, et Me Aubert.

Du côté de mon père, nous avons des liens de parenté avec les familles Alexandre, Aubry, Guifford, Brothers, Millet, Caillat, et du côté de ma mère avec les familles Carlson, Handerson, Johnston, Aubert, Snow et bien d’autres encore.

Les vacances à Punaauia

Nous avions également une très belle maison traditionnelle à une vingtaine de kilomètres sur la côte ouest de Tahiti, dans la commune de Punaauia. Elle s’appelait « La villa des Sirènes ». Son grand salon ovale aux murs en bambou tressé s’ouvrait sur de nombreuses fenêtres basculant vers l’extérieur. On les tenait levées à l’aide d’un bâton (tito’o).

La toiture recouverte de pandanus abritait également une grande terrasse demi-circulaire, salon dans la journée, qui devenait le soir un grand dortoir ... Nous étions une douzaine, cousins, cousines, frères, sœurs et amis à venir passer nos vacances.

Nous passions le plus clair de la journée à nous baigner dans le beau lagon de Punaauia, dont nous connaissions tous les pâtés de coraux. Chacun avait le sien qui devenait quasiment sa propriété.

Nous n’avions encore ni masques ni tubas, ce qui ne nous empêchait pas de plonger en nous bouchant le nez pour remonter des bénitiers.

À marée basse, nous allions sur le récif ramasser les « ma’oa », sorte de gros bigorneaux.

Près de notre maison, habitaient Alain Gerbault et Aurora Natua, merveilleuse femme qui nous racontait le Tahiti d’autrefois.

Alain Gerbault était un homme mince, sec, toujours vêtu d’un paréo, ce qui était très mal vu. Nous avions peur de lui, malgré ses histoires fabuleuses.

Certains soirs, nos parents tenaient de mystérieuses réunions. On les entendait à peine chuchoter. Ils faisaient tourner le fameux guéridon à trois pieds qui nous hypnotisait le jour et nous effrayait la nuit.

On entendait « Esprit es-tu là ? » et la table répondait par des coups sourds. Trois, quatre, six, c’était son langage... Terrorisés par ces soirées lourdes de mystère, nous trouvions notre salut dans la fuite, préférant aller jouer sur la plage de sable blanc.

Sur cette plage, avec mes cousines et amies, chaque mois nous guettions à la tombée du jour le fil d’or de la toute première lune. Le fin croissant d’or nous apparaissait comme une promesse. Nous attendions anxieusement, le cœur battant déjà d’amour pour quelque inconnu. Un inconnu qui, pour moi, existait déjà de l’autre côté de mon cœur.

Avec toute la fougue de nos treize ans, nous récitions ce poème appris à l‘école du rêve :

« Croissant,

« Mon beau croissant,

« Fait moi voir en rêvant

« L’homme que j’aurai en mon vivant »

La nuit noire s’installant, nous étions rappelées à la réalité par notre maman. Elle nous avait préparé le dîner et le coucher sur la grande véranda.

Ma maman était un amour, et nous n’imaginions pas tout le mal qu’elle se donnait pour assumer cette grande famille. Nous l‘aidions à notre mesure. Notre plus grande « corvée » était d’aller chercher sur le bord de la route le panier chargé de provisions du marché, que notre père nous envoyait par le « truck ». Il ne fallait pas oublier de mettre une feuille de cocotier sur la route, cela indiquait au chauffeur de s’arrêter.

Contrastant avec cette vie heureuse des vacances au bord du lagon de Punaauia, la vie chez mon père, entre l‘école, les devoirs et le temple, me parut bien sévère. Trop sévère !

Je suis allée vivre chez ma grand-mère, et j’ai suivi mes cousins et cousines à l’école catholique des sœurs de Saint-Joseph de Cluny.

Là, j‘ai découvert la beauté des chants d’église.

J’aimais beaucoup la directrice, mère Catherine. J’ai été baptisée à l’âge de 13 ans. J’avais découvert la foi et je croyais être un ange. Je me souviendrai toujours d’une rédaction que Mère Catherine nous a demandé : « Décrivez une province de France ». Je choisis l’Alsace, mais surtout je décris les beaux Alsaciens, aux yeux bleus .... ce qui me valut un beau zéro. Mère Catherine a gardé longtemps cette rédaction et l’a remise un jour à Sylvain, très ému de cette coïncidence. La maman de Sylvain, Jeanne Killian, est une Parisienne d’origine alsacienne ....

Ma vie a totalement basculé, mon ange est arrivé d’ailleurs, de loin, inattendu et attendu.

Début 1947, nous recevons enfin l’acte de naissance tant attendu. Le 18 mars, le maire de Faa’a, mon oncle Aubry, nous marie. Ma grand-mère adorait mon amoureux, elle nous donne comme nom de mariage, selon la coutume, Marama Tane et Marama Vahine qui signifie homme et femme de lumière. Époque austère, famille austère ... Le repas de mariage surprend par sa rigidité. Tous assis en cercle, comme à l’office, nous sirotons de la limonade. Nous nous rattraperons plus tard !

Le 18 mars 1948, le maire de Faa’a, mon oncle Aubry, nous marie. De gauche à droite : Tavana Ernest-Adolphe Aubry – Henri Demay – Sylvain – Jeanine - Rose Vidal dite tante Ninette

Ma grand-mère nous donne comme nom de mariage, selon la coutume, Marama Tane et Marama Vahine qui signifie homme et femme de lumière.

Moea, Vaea, Teva et Hina

Sylvain espérait un garçon, son troisième bébé est une jolie petite fille souriante toute émue de voir son papa.

Jeanine porte dans ses bras son premier bébé, Moea ...

... et Sylvain, lui porte haut sa fille Moea, comme son nouveau trophée.

Teva dans les bras de son papa, une complicité qui commence ...

Hina et son papa sur la plage de sable noir du Taaone, un grand moment de bonheur

Vaea, Moea, Jeanine, Teva, Hina et Cathy

sur la plage de sable noir du Taaone à Pirae en 1959

Punaauia PK 8,1 le ponton au bord du lagon de Taapuna, Maïma l’enfant chérie de toute la famille

Lagon du Taaone, la joie de vivre au bord de l’eau

Huahine, la vie de bohème

Moea et sa maman

Vaima et sa maman, deux tendresses ...

Grande fête à la maison pour les 4 ans de Teva.

Moea et son papa

Les 4 enfants à Pirae, plage du Taaone

Pirae, l’insouciance du bonheur familial

Sylvain en paréo les pieds dans l’eau surveille les premiers pas de sa petite chérie

La belle Moea

1974, toute la famille réunie sur la pirogue à voiles de Teva.

Teva le Petit Prince

Moea s’envole pour Paris où elle poursuivra ses études supérieures.

CHAPITRE VI

L’œuvre de Sylvain à Tahiti

1950, les belles années

Philippe Mazellier interviewe Sylvain pour le mémorial polynésien.

Le Tahiti des années 50 est marqué par le reportage du « Kon Tiki » qui vient d’être diffusé dans le monde entier. Sylvain entre alors délicatement dans le panthéon des célébrités qui ont marqué l’histoire de Tahiti, le Tahiti de la gaieté et de la joie de vivre.

En 1950, Sylvain est aussi le papa de deux petites filles adorables, Moea et Vaea. Il sait à présent qu’il doit assumer pleinement son rôle de père, c’est pourquoi il décide d’ouvrir un magasin qui a pignon sur rue à Papeete sur le front de mer. Ce magasin, qu’il appelle « Photo Service », est situé entre le magasin de René Pailloux et le restaurant bar Vaihiria de Roti Bambridge. On trouve chez « Photo Service » non seulement des pellicules et des appareils photos, mais également de quoi développer tous les films noir et blanc et couleur…

Sylvain, dans cette petite boutique en bois, succède ainsi à Abel, peintre et graveur sur nacre, d’origine allemande : « on peut dire que j’ai eu de la chance » — déclare Sylvain ­— d’avoir cet emplacement, que me loua Roti Bambridge, sur « le front de mer » de Papeete où se trouvaient tous les magasins importants : Mamita Curios, Farnham Import, René Pailloux, le Vaihiria, les Assurances Preston Moore, les Messageries Maritimes et le magasin Donald.

Alors quand je travaille à Radio Tahiti ou que je suis en reportage, je confie le magasin à Tetua Rosenblatt, Lucie Timau et Miraima Marutoa qui resteront à « Photo Service » pendant quinze ans, et à Loulouse Timiona et au célèbre Poheroa.

Tous deux assurent le développement des pellicules et le tirage des photos. Je serai le premier à Tahiti à développer des films en couleur selon un procédé américain et la plupart des cinéastes de passage — ils seront nombreux, entre 1950 et 1960 — me donneront leurs bobines à développer. En 1950, à part « Photo Service », il y a deux magasins qui développent des pellicules et font des portraits en studio, dans le style Harcourt, Mackenzie et Maxime Bopp du Pont, tandis qu’un vieux Chinois, « Sounam », tient une boutique, « Magasin Sounam », et que Valenta, un Tchèque de talent, fait des portraits chez lui.

« Dans ces années-là, je suis au jour le jour la vie de Tahiti et des îles. Je photographie tout : aussi bien photographe de plateau pour les films tournés à Tahiti, que photographe officiel pendant les tournées de la goélette administrative, que portraitiste… Toutes les familles de Tahiti, ou presque, défilent devant mon objectif et je tente de renouveler la technique du portrait, en cherchant plus à restituer la vie qu’à flatter le sujet… »

1950 est une année bien pleine puisque, en plus de la création de « Photo Service », je suis chargé par l’urbaniste Robert Auzelle de photographier les quartiers populaires de Papeete — afin d’illustrer son rapport sur les conditions de logement à Tahiti, et les lieux où il pense qu’on construira l’aérodrome, une route transversale et les nouvelles installations portuaires. Je me souviens d’un jour où Robert Auzelle, tout excité, débarqua chez moi en criant : « ça y est, j’ai trouvé l’emplacement pour la piste ». Et nous voilà à bord du « Vini », piper-hydravion de l’aéroclub, en train de survoler Faa’a, Robert Auzelle à mes côtés me faisant photographier le lagon à partir du tournant du flamboyant… Photos sur lesquelles on dessinera la piste et qui serviront à Louis Castex pour imposer auprès des responsables le projet du terrain de Tahiti-Faa’a.

A l’époque, j’opère toujours en 6x6, avec des Rolleiflex et, si les cinéastes et les services officiels font toujours appel à moi, je travaille aussi avec des scientifiques comme G. Ranson avec qui je passe six mois à Hikueru, pour photographier tout ce qui concerne ses recherches sur la nacre et pour filmer, en couleur, le plancton vivant… Et si, dès les années 1950, de nombreux timbres et plusieurs billets de banque sont réalisés à partir de mes photos, si je continue à réaliser des portraits, à photographier des scènes de la vie quotidienne à Tahiti (groupes de danse, nus de vahine, travail des artisans…) je m’efforce de continuer à faire du reportage d’intérêt international, comme la visite du général de Gaulle en 1956 (où Jeanine réussit à couronner le Général, qui se refusait à garder des fleurs autour du cou, en profitant de la Marseillaise qui l’avait figé au garde à vous : ainsi, je pus faire les seules photos de de Gaulle couronné, selon la coutume tahitienne, quelques minutes avant son départ…).

Quant aux personnalités qui défilent à Tahiti entre 1950 et 1960, écrivains, cinéastes, acteurs, hommes politiques, il n’y en aura pas un qui échappera à mon objectif… »

Sylvain

Sylvain au téléphone dans son atelier de photographe.

Aéroport international de FAA’A

Robert Auzelle, architecte urbanisme, professeur à l’institut d’Urbanisme de l’Université de Paris, est chargé de réaliser le plan directeur d’aménagement de Papeete. En juin 1951, il publie un ouvrage « La vie Urbaine » dans lequel on trouve le volet Papeete. C’est à lui qu’on doit l’idée de construire l’aéroport de Faa’a sur le platier corallien à l’est de la ville de Faa’a. Il a identifié cet emplacement grâce à une photographie de Sylvain sur laquelle il a dessiné l’emplacement de la piste du futur aéroport international de Faa’a.

Vue aérienne du lagon, de la pointe des Tropiques à la pointe de Faa’a avec le motu Tahiri où s’installe l’hydrobase. Ultérieurement, une piste d’envol peut être réalisée par remblai sur le corail.

Aéroport international de FAA’A

Faa’a, le motu Tahiri avant la construction de l’aéroport international de Tahiti Faa’a.

Faa’a 1960, vue aérienne de l’aéroport de Tahiti-Faa’a en construction

Tahiti vue par Sylvain
Un rêve, un art de vivre ...
Propos recueillis par Robert MONSTERLEET
8 octobre 1976

Un témoin exceptionnel du radeau
« Kon Tiki »

La fin de l’aventure du « Kon Tiki » eut un témoin exceptionnel, Adolphe Sylvain.

Un an après son installation à Tahiti, le gouverneur l’informa qu’une goélette commandée par la capitaine Temarii Teai allait partir à la rencontre de ces navigateurs fous du « Kon Tiki » dont le monde commençait enfin à parler. C’est ainsi qu’Adolphe Sylvain embarqua à bord de la « Tamara » pour mettre le cap sur Raroia, où il eut le privilège d’être le seul photographe à immortaliser la fin de cette expédition historique.

Le 16 août 1947, à 5 heures du soir

La « Tamara » ayant à son bord M. Ahnne, administrateur des Tuamotu, quittait Papeete et pointait sur Raroia avec mission de ramener l’équipage du « Kon Tiki » malencontreusement échoué sur le récif.

Le 19 août 1947 à midi, la terre apparaissait au loin, et en peu de temps nous arrivions à distinguer quelque chose de curieux… Tout le monde se hisse le plus haut possible… Oui, c’est bien cela, nous voyons très nettement deux mâts, puis une goélette complètement penchée. Nous sommes stupéfaits, nous venons au secours d’un radeau et nous trouvons la « Maoae » échouée dans la passe… Ce n’est pas de chance !

Tout l’après-midi, la « Tamara » essayera de remorquer la pauvre goélette et ce ne sera que le lendemain matin que nous pourrons enfin joindre nos six héros.

Six petits lits

Nous avons surpris l’équipage du « Kon Tiki » en plein petit-déjeuner dans un des plus jolis fare du village ; une table, six chaises, des laitages, de la confiture, des fruits, du soleil et des spectateurs en masse. Tout le village est autour d’eux, les hommes, les femmes, les enfants et les vieillards, tous s’ingéniant à leur faire plaisir… Un beau jour, ils virent arriver sur la plage des débris de bois et des boîtes de conserve. Ils filèrent immédiatement en pirogue et découvrirent à l’autre bout du lagon six grands gaillards blonds en train d’essayer de traîner un radeau antique. Il faut avouer que l’aventure était pour le moins curieuse et que nos Paumotu avaient le droit d’être étonnés. Quoi qu’il en soit, ils revinrent au village, portant triomphalement nos Norvégiens qui furent, sur l’heure, installés dans la maison commune.

Chacun amena quelque chose et peu de temps après nous pouvions voir six petits lits alignés l’un à côté de l’autre avec de beaux oreillers aux broderies multicolores, les drapeaux norvégien et suédois pendus au mur, les caisses de boîtes de conserve en tas dans un coin et le matériel scientifique bien aligné sur la table à côté du poste de radio.

A l’arrivée de M. Ahnne, ils se figèrent dans un garde-à-vous impeccable et déclinèrent leur identité :

Le chef : Thor Heyerdahl

Le second : Herman Watsinger, Erick Hesselberg, Knut Haughland, Torstein Raaby, Bengt Danielsson.

Puis la « Tamara » se remit en route pour aller chercher le radeau, emmenant avec elle Herman Watsinger et quelques Paumotu pour nous aider à transborder le matériel et à amarrer le « Kon Tiki ».

1947, le Kon Tiki et son équipage

Thor Heyerdahl

Remorquage du Kon Tiki

Celui-ci était tranquillement échoué sur le sable ; le mât et le matériel étaient sur la plage rangés sous une tente. Nous craignions de ne pouvoir arriver à sortir le radeau de sa mauvaise position tant il semblait lourd ; mais quatre hommes suffirent largement à le sortir de là… Nous ne nous rendions pas compte à quel point le balsa peut être léger !

L’échouage du « Kon Tiki »

Lorsque, le 7 août, le « Kon Tiki » vint buter sur le récif et finalement échouer sur l’île « Kon Tiki », (c’est ainsi que les Paumotu ont baptisé l’îlot en question), la radio ne cessa de correspondre avec Rarotonga. D’abord il transmettait : « Nous sommes à 500 mètres du récif », puis « Nous sommes à 50 mètres… » et finalement « Si nous ne donnons pas signe de vie avant 36 heures, envoyez secours… Au revoir… »

Quelques secondes plus tard, le radeau était ébranlé dans toutes ses fibres et projetait sur le récif tout ce qui dépassait à sa surface…

Ce ne fut que 36 heures et 5 minutes après l’accident que la radio put enfin reprendre contact avec Rarotonga et signaler que tous étaient sains et saufs, quoiqu’en réalité un peu écorchés et qu’ils étaient bien installés sur une petite île déserte. Cinq jours après seulement les habitants de Raroia s’aperçurent de leur présence.

Le remorquage du radeau

Après mille complications pour amarrer le radeau derrière la « Tamara », le 22 août au matin, nous quittons Raroia sous les hurlements de la foule… Les adieux étaient interminables. Tous, un par un, voulaient leur toucher la main, tous voulaient dire leur joie de les avoir reçus sur leur modeste petite terre.

Enfin les chants éclatèrent de toute part et pendant que la chaloupe s’éloignait pour rejoindre la « Tamara », on pouvait voir, sur le débarcadère, une foule multicolore groupée autour du mât de pavillon et faisant ses derniers adieux.

Le voyage s’annonçait assez bien quand, tout à coup, le 25 août, le vent se leva subitement entraînant avec lui d’énormes masses d’eau qui risquaient de nous séparer à jamais du valeureux « Kon Tiki ». Déjà plusieurs fois, les cordes de remorque avaient craqué et nous risquions de ne pas pouvoir arriver à réparer par ce temps. Nous dûmes stopper le moteur et attendre toute la nuit et la journée du lendemain pour repartir. Par contre, cette tempête nous a permis de constater combien cette embarcation est marine… Alors que nous dévalions d’un bord à l’autre de la « Tamara », le radeau restait imperturbable et n’était même pas mouillé. Nous avons vu, le jeudi 28 au matin, combien Tahiti s’était réjoui de pouvoir recevoir et féliciter les six glorieux « explorateurs de mer » ; non seulement ils ont démontré leur théorie, mais encore ils ont fait preuve d’un courage et d’une compétence remarquable.

Vive le « Kon Tiki », la Norvège et la Suède et nous espérons que nos visiteurs imprévus feront un bon séjour dans l’île.

A. Sylvain

Dale Bell, bien connu pour ses documentaires historiques diffusés sur « National Géographic », producteur du film WOODSTOCK, est un ami du couple mythique Jeanine et Sylvain. Il nous raconte de manière très affectueuse comment ils se sont connus, les liens d’amitié qu’ils ont tissés ensemble et surtout comment l’un et l’autre partageait cette soif de connaissance sur la technique de navigation utilisée par les premiers polynésiens lorsqu’ils ont conquis les îles du triangle polynésien.

Sylvain, sa femme Jeanine,

le Kon Tiki de Thor Heyerdahl

Le premier voyage du Hokule’a en 1976, son arrivée à Tahiti le 5 juin 1976

L’HISTOIRE D’UN MIRACLE...

Printemps 1976. Je suis à Molokai, une des îles hawaïennes. Je suis dans un centre commercial animé, près de l’océan. Une boutique de vêtements hawaïens pour hommes et femmes avec des jupes en paréo de style tahitien, des bijoux et des petites pirogues hawaiiennes m’attire. Je ne fais que filmer, jour après jour, intensément. Un air de ukulele me rapproche. J’ai une heure de pause devant moi avant de devoir rejoindre mon équipe de tournage composée de trois hommes de la station PBS, WQED de Pittsburgh la nouvelle maison du « National Geographic Specials ». Je leur ai donné une chance de s’éloigner de moi, le producteur, et de rester ensemble pendant un moment. Nous avions besoin d’une pause. Je devais prendre une décision.

La musique --- c’est toujours la musique --- m’attire et pendant un moment je me perds dans les allées de vêtements hawaïens aux motifs pétillants. Soudain, un son que je connais bien atteint mes oreilles. C’est la langue française parlée avec enthousiasme par un homme et une femme que je n’arrive pas à localiser. Mais l’homme parle le Français sans accent, c’est un pur Français, alors que la femme semble avoir un petit accent guttural. Hmmm… Je suis plus curieux. Je n’arrive pas encore à les voir mais alors que j’écarte quelques vêtements des portiques, ils apparaissent. De loin, la femme se prépare à envelopper son corps --- longiligne --- dans ce qui semble être un morceau de tissu hawaïen coloré… un paréo. L’homme --- ce doit être son mari --- J’ESPÈRE que c’est son mari --- lui prend le rouleau de tissu et activement, rythmiquement, fait tourbillonner les motifs lumineux autour de ses épaules, le haut de son corps, son torse, ses hanches, puis ses jambes, dansant presque sur la musique, jusqu’à ce que sa compagne soit complètement enveloppée à sa guise. C’est sans espoir me dis-je. Ils sont seuls l’un avec l’autre. Ils ne me voient pas encore, mais je les vois. Leurs mains sont l’une sur l’autre. Ils sont tous les deux plus âgés que moi. Leurs yeux clignotent. Ils parlent avec enthousiasme et impatience. J’attends --- j’espère --- sont-ce des amants, transplantés de je ne sais où ? Sinon, quel gâchis ! Je dois savoir !

Au moment où l’homme termine sa danse et recule pour admirer son drapé, se dégageant de son étreinte avec la femme, je repousse un portant de chemises et me présente dans mon meilleur Français. Surpris, ils se séparent rapidement, leur récréation interrompue.

Au moment où l’homme termine sa danse et recule pour admirer son drapé, se dégageant de son étreinte avec la femme, je repousse un portant de chemises et me présente dans mon meilleur Français. Surpris, ils se séparent rapidement, leur récréation interrompue.

L’homme, moustachu, me tend la main dans un style typiquement français, « Sylvain » me dit-il, me regardant droit dans les yeux. Pas de prénom. Ses épaules portent des sangles avec un appareil photo suspendu et un sac pour appareil photo. La femme, se détachant du paréo, se présente : « Je suis Jeanine ». Un peu gênée, rougissante, sa peau basanée, son large sourire, ses cheveux traînant dans son dos, elle est tout simplement époustouflante. Polynésienne, je suppose, d’où l’origine de l’accent. Je me présente : Dale Bell, et pour désamorcer mon voyeurisme parmi les paréos, j’ajoute en Français que parfois on m’appelle « Monsieur La Cloche » ou « Monsieur Cloche ». Ma petite blague est utile pour casser la glace. Nous rions ensemble.

Sylvain commente mon bon accent français. Fini l’Anglais. Je me rends compte que tout est en Français désormais. « Où ai-je appris mon Français et pourquoi ? » me demande-t-il pour un homme qui se trouve dans l’océan Pacifique, rendu célèbre en 1947 par le KON-TIKI. J’ai répondu en plaisantant, expliquant que c’était justement Thor Heyerdahl qui m’avait fait apprendre cette langue. J’avais dévoré son livre quand j’étais jeune à New York sur la rivière Hudson, et à partir de ce moment, j’ai modelé ma vie sur lui. J’ai lu toutes sortes d’ouvrages sur les premières civilisations, je voulais devenir auteur de documentaires comme lui, je voulais être un citoyen du monde parlant plusieurs langues et je voulais être un explorateur, être un aventurier. Thor était mon idole.

Sylvain a embrassé Jeanine, incrédule, puis s’est tourné vers moi, un appareil photo à la main, pour décrire comment, en tant que photographe débarquant à Tahiti après la Seconde Guerre mondiale, il avait eu la chance de photographier l’équipage du KON TIKI après son atterrissage sur l’atoll de Raroia. Je me demandais si j’avais vu les photos des six hommes arrivant à Papeete dans le magazine LIFE ? Je me rappelais avoir entendu à la radio au cours de l’été 1947 un direct avec des crépitements incroyables en provenance du radeau au milieu de l’océan Pacifique. Sylvain, Jeanine et moi étions submergés par les extraordinaires coïncidences de la vie. Comment était-il possible que nous nous soyons rencontrés ici, dans ce magasin ?

Je lui ai posé des questions sur ses appareils photographiques… Pourquoi était-il ici à Molokai ? Lui et Jeanine m’ont expliqué qu’ils vivaient à Tahiti et à Paris. Ils étaient venus à Hawaï parce qu’une équipe de pagayeurs tahitiens allait concourir, pour la première fois, contre des Hawaïens lors d’une course annuelle de pirogues sur une distance de 90 kilomètres entre l’île de Molokai et celle de Oahu. Sylvain réalisait le reportage de cette course à laquelle participait donc pour la première fois les Tahitiens contre les Hawaiiens. Qu’est-ce que je faisais ici m’ont-ils demandé ?

J’ai expliqué que je produisais un film --- un National Geographic Special pour PBS - - - afin de raconter la manière qui avait historiquement permis aux anciens Polynésiens de pouvoir naviguer avec leur pirogue double d’une île à l’autre sans instruments. La « Polynesian Voyaging Society » avait construit la réplique d’une ancienne pirogue double de vingt-et-un mètres de long --- appelé HOKULE’A ---, cette pirogue naviguait en ce moment entre les îles Hawaii pour former son équipage à la navigation à l’ancienne, comme le faisaient les anciens navigateurs polynésiens.

Les Hawaiiens n’avaient jamais plus eu l’occasion de naviguer de la sorte depuis leur colonisation par les Blancs. Ce projet était donc une formidable reconnaissance de la science des navigateurs polynésiens d’antan et en faisait le symbole des droits humains de cet extraordinaire peuple de navigateurs.

En fait, ai-je ajouté, HOKULE’A a été créée pour contester de manière proactive l’expérience du KON TIKI de Thor en 1947. HOKULE’A a été construite et lancée en 1975 pour carrément contredire Thor sur sa théorie prétendant que la colonisation des îles du triangle polynésien s’était faite à partir de radeaux habités qui dérivaient d’île en île, alors que ce n’était pas du tout le cas, même si cette baliverne était soutenue par un des dirigeants du célèbre Bishop Muséum de Honolulu.

J’ai regardé ma montre. Je devais décider sur le champ, dans cette boutique si j’allais filmer certains des membres de l’équipage de HOKULE’A qui participeraient à la course Molokai… Et je devais revenir vers mon équipe de tournage qui m’attendait dehors.

Après en avoir discuté un cours instant avec Jeanine et Sylvain, ils ont suggéré que le mieux était de dîner ensemble pour en parler. Aimerais-je le « Blanc Foussy » ? Un vin blanc pétillant ? J’ai dit oui, n’en ayant jamais entendu parler et nous nous sommes donné rendez-vous.

Plus tard, nous nous sommes rencontrés pour ouvrir la première d’une longue série de bouteilles de Blanc Foussy au cours de nos moments passés ensemble. Ce fut notre « nom de code » pour le reste de nos nombreuses rencontres à Los Angeles et à Paris. Ils m’ont raconté comment ils s’étaient rencontrés, étaient tombés amoureux une trentaine d’années plus tôt et vivaient désormais avec vue sur Moorea à Tahiti avec leurs enfants. Ils avaient aussi une maison à Paris sur la Seine, ... une péniche.

Je leur ai raconté comment je m’étais rendu en Europe en 1957 sur un cargo norvégien parce que je voulais vraiment rencontrer Thor à Oslo cet été là au musée KON TIKI. Le cargo avait besoin de réparations, il n’est jamais arrivé à Oslo, j’ai donc dû en décharger ma moto à Brême, puis descendre à Paris et dans le sud de la France, en me déplaçant d’un endroit à l’autre. J’ai passé beaucoup de temps à Saint-Paul de Vence, au restaurant La Colombe d’Or, faisant la vaisselle parmi les peintures et sculptures de Kléber, Picasso et Sandy Calder.

Pas étonnant que je parle si bien Français, me dit Jeanine. Je leur ai dit que j’étais producteur du film WOODSTOCK. Ils en ont eu le souffle coupé. Vraiment ? Ils l’avaient vu à Paris à sa sortie. Traduit en Français ! Je leur ai aussi dit que j’avais travaillé avec Martin Scorsese sur MEAN STREETS et avec le réalisateur français François ou Martin Reichenbach. Nous nous sommes liés immédiatement.

Pendant longtemps leur ai-je dit, je pensais que le film WOODSTOCK n’aurait peut-être jamais été fait si je n’avais pas essayé de modeler ma vie sur Thor. Ensuite, la conversation est revenue sur les caméras, le tournage et la possibilité que nous puissions nous revoir --- Ce serait lorsque la pirogue double HOKULE’A arriverait à Tahiti plusieurs mois plus tard ; je ne le savais pas encore mais je pouvais appeler Sylvain.

Pourriez-vous, ai-je demandé à Sylvain, filmer son arrivée à Papeete ? Après tout, s’il avait pris des photos de l’arrivée de Thor et de son équipage de cinq hommes à bord du KON TIKI en août 1947, il pourrait certainement boucler la boucle et filmer l’arrivée de HOKULE’A en mai ou juin ? Quelle ironie ! En hélicoptère ? demanda Sylvain. Oui, ai-je dit ! Mon équipe de trois caméramans filmera depuis des bateaux.

Je me suis renseigné sur les types de caméras qu’il pourrait utiliser. Il m’a dit qu’il ferait des photos avec son Rolley et des films avec sa caméra Bolex. Pourrait-il prendre les dispositions afin de disposer d’un hélicoptère ? Oui, il pourrait s’il réservait suffisamment à l’avance. … Nous avons échangé nos numéros de téléphone et sommes partis.

Un mois avant que HOKULE’A ne quitte Maui pour sa dernière étape vers Tahiti, en sautant d’un quai sur le pont du bateau, je me suis cassé un petit os au pied droit. J’avais besoin d’un plâtre pour mon pied et de béquilles pour marcher. Je n’ai jamais su finalement si ma blessure était réelle ou psychosomatique. N’avais-je pas envie de naviguer jusqu’à Tahiti sur un bateau suiveur ? Passer trente jours à voguer sur le Pacifique en ayant le mal de mer jour et nuit ? Je voulais montrer que j’étais courageux, alors j’avais dit que j’irai sur le Moetai, le bateau suiveur. J’avais loué le Moetai pour loger mon équipe de travail qui filmait la pirogue double HOKULE’A pendant sa traversée. Bien évidemment, personne n’avait le droit de communiquer avec quiconque à bord de la pirogue HOKULE’A.

Au bout de deux jours en mer sur le Moetai passant au large de Maui, n’en pouvant plus à cause du mal de mer, j’ai demandé si les garde-côtes pouvaient venir me récupérer par hélitreuillage. Oui, ils pouvaient. Je me suis donc fait remplacer par quelqu’un d’autre de mon équipe.

Le lendemain, au large de Hilo à Hawaï, le Moetai tirait en remorque un zodiac où j’ai été jeté ; c’est de ce bateau pneumatique que j’ai été hélitreuillé. A bord de l’hélico se trouvait mon ami Jan Anderson, le caméraman local de la station NBC de Honolulu. Mon pied cassé m’a permis de passer au journal télévisé du soir !

J’ai pris l’avion pour LA et j’ai appelé Sylvain et Jeanine à Tahiti. Je ne naviguerai pas jusqu’à Tahiti, je volerai, leur ai-je dit. Je voulais arriver plusieurs jours avant l’arrivée de HOKULE’A. J’ai estimé mon arrivée à Tahiti au mois de mai. Ils m’ont invité à rester chez eux dans leur maison avec vue sur Moorea, mais j’ai refusé. Je devais m’occuper des téléphones et des conversations avec le continent et je ne voulais pas les déranger. Ils m’ont recommandé un hôtel, m’y ont installé et j’y suis resté.

Le lendemain de mon arrivée à Tahiti, chez eux sur la plage, il y avait un déjeuner avec une « obligation ». Avant de pouvoir manger, nous devions tous nous déshabiller, aller nager dans le lagon devant leur maison, puis prendre une serviette et nous rassembler autour de la table de pique-nique. C’était, disaient-ils, une initiation tahitienne ! Avec du Blanc Foussy !

Je m’exécutais,… barbu, complètement nu après avoir enlevé mon plâtre avec Jeanine et Sylvain et leurs trois filles adolescentes, plongeant mes orteils et d’autres parties de mon corps dans le lagon face à Moorea au loin, gardant mes yeux sur les leurs pour éviter un certain embarras parmi nous tous. La comédie musicale South Pacific m’est venue à l’esprit, substituant Moorea à Bali Hai ! Quelle vie !

Dale Bell, Jeanine

Après mon premier déjeuner maladroit et après m’être essuyé, Sylvain s’est arrangé pour que je parle -- en direct et en français s’il vous plait --- au public insulaire de la chaîne de télévision tahitienne pour décrire le voyage de HOKULE’A avec le bateau suiveur Moetai. J’ai programmé quelques courtes interventions de cinq minutes au journal du soir devant une carte du voyage en commençant au large de la côte de Big Island, à Hawaï, où j’avais été transporté par avion après le bateau pneumatique. Sylvain m’a également fait faire le tour de l’île pour rencontrer Bengt Danielson, l’un des six membres d’équipage que Thor avait recruté pour l’épopée du KON TIKI. Bengt, avec ses cartons de livres sur l’anthropologie polynésienne, était resté sur place après le débarquement. Je vivais dans un rêve !

C’était fin mai 1976. Près de trente jours après avoir quitté les îles Hawaï, avec à sa tête le navigateur Mau Pialug, originaire de Satawal, une des îles micronésiennes, et quatorze membres d’équipage, HOKULE’A naviguait sans instruments, guidée uniquement par les étoiles, les vents, les vagues et le vol des oiseaux. Mau l’a guidée vers le sud-est, traversant l’équateur jusqu’à atteindre la latitude de Tahiti, puis lui fit faire un «virage à droite» pour rencontrer les îles de la Polynésie française.

Lorsque j’ai commencé mes entretiens à la télévision, HOKULE’A était sur le point d’effectuer le bon virage qui lui permettrait, selon la carte, de rencontrer les îles Marquises.

Mau et son équipage à bord de la pirogue HOKULE’A avaient réussi. Ils touchèrent terre à Mataiva, un petit atoll situé au sud des îles Marquises et à la pointe ouest de l’archipel des Tuamotu. À leur grand étonnement, des pêcheurs locaux aperçurent la pirogue double naviguant en pleine mer dans leur « arrière-cour ».

C’était sans doute la première rencontre de ce genre depuis des centaines d’années. L’équipage de HOKULE’A les a embrassés. L’île a organisé une fête. La nourriture, la danse et les chants ont accueilli les Hawaïens, qui sont restés deux jours pour se nourrir et se baigner dans de l’eau douce avant la dernière étape de leur voyage à Tahiti et dans l’Histoire.

Sachant tout cela, j’ai pris les dernières dispositions avec Sylvain pour l’arrivée historique de HOKULE’A dans la rade de Papeete. Mes interventions au journal télévisé étaient relayées dans la presse écrite par les journaux locaux et à la radio. Les gens dans les rues et dans les restaurants étaient excités. On me reconnaissait comme étant celui qui parlait de HOKULE’A à la télévision.

Lorsque le matin lumineux du 5 juin 1976 est arrivé, tout le littoral du port était rempli, sur plus d’un mile, de milliers de personnes debout, chantant, acclamant, agitant leurs drapeaux, pataugeant jusqu’à la taille dans le lagon de l’océan Pacifique. On a même dit que l’île de Tahiti a en fait un peu basculé sous le poids de la population sur ce rivage... Des dizaines de bateaux et des pirogues attendaient pour saluer et féliciter HOKULE’A. On n’avait jamais vu cela auparavant, et probablement jamais depuis !

Ayant été sur scène à Woodstock en août 1969 avec nos quatorze caméramans, cette scène devant moi palpitait du son des tambours et chantait comme aucune autre ! A moins que ce genre de foule n’ait accueilli de cette manière le capitaine Cook à sa première arrivée dans les années 1770. Ou à moins que tous étaient des figurants payés comme « extras » sur le film des mutinés de la Bounty avec Marlon Brando en 1962... Sylvain avait d’ailleurs travaillé sur ce long métrage.

Et où était Sylvain aujourd’hui ? Comme il l’avait fait en 1947 lorsque Thor et ses cinq membres d’équipage étaient arrivés, il était prêt. Tôt le matin, Sylvain et Jeanine étaient montés à bord de l’hélicoptère local, le pilote les connaissant bien. Ils ont pu saisir des images et des photos de l’un des moments les plus historiques de l’île d’adoption de Sylvain, Tahiti. Lorsque HOKULE’A a finalement accosté sur le rivage, les gens ont nagé jusqu’à la pirogue double et ont essayé de grimper sur ses deux mâts.

Nous --- Sylvain, Jeanine, leur famille et moi, avons fait la fête cette nuit-là avec une autre bouteille de Blanc Foussy, Moorea scintillant au loin. Un rêve qui avait commencé en 1950 lorsque la première édition de l’épopée du KON TIKI avait été publiée dans mon mensuel et était arrivée à ma porte ; le rêve s’était maintenant réalisé au-delà de mes attentes les plus folles.

Flashback. Je ne savais pas qu’après la diffusion du voyage de HOKULE’A le 18 janvier 1977 à l’échelle nationale et internationale en tant que premier long métrage de 90 minutes du National Geographic, je recevrais un appel de l’un de mes mentors, Aubrey Singer, secrétaire général de la BBC, pour le rencontrer à Nice, en France, fin avril 1977. Nous nous lancerions dans une autre aventure, m’a-t-il assuré, dont il me décrirait les détails une fois arrivé dans le sud de la France.

Quand je suis descendu de l’avion à Nice, Aubrey m’a dit qu’il me présenterait, le lendemain, à Thor Heyerdahl, qui vivait maintenant avec sa famille dans le village médiéval de Colla Micheri, en Italie. Aubrey voulait que je dirige un consortium international de six diffuseurs, formé en partie par PBS, la station WQED à Pittsburgh où je travaillais et la National Geographic Society.

Il voulait que je documente tout l’équipement, les personnes et l’expertise que j’avais acquis pour HOKULE’A, afin de couvrir la prochaine expédition de Thor Heyerdahl, la rivière TIGRIS, expédition qui commencerait en Mésopotamie (Irak) en août. Notre hôtel servant de camp de base serait au confluent du Tigre et de l’Euphrate où, mythologiquement, Noé avait construit son arche de roseaux, au pays des légendaires Arabes des marais préhistoriques.

Lors de notre entrevue, j’ai raconté à Thor ma rencontre avec Sylvain et Jeanine plus d’un an plus tôt. Sylvain m’avait emmené dans sa chambre noire pour me montrer toutes les photos qu’il avait prises du KON TIKI. Thor m’a demandé si j’avais rencontré Bengt ? Oui, répondis-je, Sylvain était mon accompagnateur. Le cercle miraculeux s’est refermé par une étreinte. Nous avons parlé un peu plus. Thor m’a ensuite demandé de servir également de traducteur espagnol-anglais pour l’équipe d’Indiens Aymaras, quatre personnes venant du lac Titicaca au Pérou, qui arriveraient pour aider à construire le nouveau bateau de roseaux. Pourrais-je également aider, m’a-t-il demandé, à traduire du russo-anglais pour Yuri Sankievitch, et de l’espagnol-anglais pour l’allemand Carasco du Mexique, deux de ses membres d’équipage des RA EXPEDITONS qui rejoindraient TIGRIS ?

Pincez-moi, ou est-ce que je rêvais ?

La vie miraculeuse --- «You Never Know» --- avait bouclé la boucle en seulement un quart de siècle, propulsée par un livre, un appareil photo, une oreille pour les langues, le hasard et l’audace. Drôle. Énorme !

Après avoir laissé Thor et Aubrey en Italie, je me suis envolé pour Paris… Une autre occasion pour déboucher un Blanc Foussy avec Jeanine et Sylvain, cette fois sur leur péniche en bord de Seine, avec vue sur la Cathédrale Notre-Dame illuminée la nuit. Le carrousel de la vie tournait toujours. Merci, Sylvain et Jeanine, et Thor et votre famille.

Dale Bell.

dale@mediapolicycenter.org

Ce magnifique photo-reportage paru dans la Dépêche de Tahiti décrivant l’arrivée du Hokule’a dans le port de Papeete au mois de juin 1976 est signé Christian DUROCHER.

Ce jeune journaliste émérite fraîchement arrivé à Tahiti vient d’être engagé à la Dépêche depuis deux mois par son fondateur Philippe Mazelier. Le jeune DUROCHER exercera ses talents de grand reporter participant ainsi à la renommée du journal d’information le plus lu à Tahiti quarante ans durant.

Je remercie chaleureusement notre ami Christian de nous avoir autorisé la reproduction de son reportage sur l’arrivée du Hokule’a à Tahiti.

Remerciement du directeur
du
Time-Life International

28 octobre 1947,

Mon cher Sylvain,

J’ai à vous remercier pour les photos de l’expédition « Kon Tiki » que vous nous avez envoyées, tout d’abord parce que nous avons pu utiliser deux d’entre elles - pour une première page.

Nous avons obtenu de Heyerdahl un texte sur l’expédition. Vos photos nous ont donné la touche dont nous avions besoin et ensuite parce que cela nous permet de faire connaissance avec vous, M. Sylvain, qui, si nous en jugeons par les photos reçues, êtes - à notre avis - un très bon photographe.

L’excellence de votre travail, Sylvain, fait que je me demande si vous ne pourriez pas faire pour LIFE quelques reportages photographiques.

Nous n’avons pas de photographe en Océanie et, à notre connaissance, vous êtes le premier dans cette zone à savoir vous servir d’un appareil pour raconter une histoire. Je n’ai pas pour le moment de sujet de reportage à vous suggérer car nous autres en Amérique, sommes guère au courant de ce qui se passe là-bas mais je sais bien, par Heyerdahl et Haugland qui m’en ont beaucoup parlé, quelle belle île est Tahiti et combien il fait bon y vivre.

Peut-être pourriez-vous faire un reportage photo qui mette ce pays en valeur ? Et puis, il doit y avoir des coutumes et des événements dans cette partie du monde susceptibles d’intéresser le public américain amateur d’images.

Si cela vous intéresse de faire un reportage pour LIFE, nous serons extrêmement heureux de voir votre travail. Nous ne donnons de mission que sur des scénarios précis qui nous intéressent sûrement mais si vous lisez les signatures de nos correspondants, vous verrez que 50% de notre documentation photos nous vient de photographes comme vous, non attachés au journal.

Merci encore de nous avoir envoyé les photos du « Kon Tiki ». J’espère avoir le plaisir de voir d’autres photos de vous. Nous nous permettons également de vous mettre sur la liste de nos photographes et nous penserons à vous si nous avons une mission précise de votre côté.

Sincerely yours,
G. W. Churchill
Assignment Editor

Un des premiers chanteurs français à s’intéresser au jazz, Jean Sablon, est l’auteur-compositeur interprète très en vogue en France comme aux États-Unis d’Amérique. En 1953, il retrouve son ami Sylvain et prête volontiers son image avec Jeanine pour la publicité du scooter préféré des Tahitiens, « Le Vespa » distribué par le groupe Tracqui et Fils.

Arletty, grande actrice des années Marcel Carné, Michel Simon, Louis Jouvet … est une légende du Paris populaire surnommée aussi « Madame sans gêne » d’après le film « Les visiteurs du soir »... De passage à Tahiti, elle fait partie des amis intimes de Sylvain et Jeanine.

Romain Gary est sans doute l’auteur le plus délicieux des déjantés qui a écrit un roman avec Tahiti en toile de fond. Gaulliste de la première heure, aviateur rattaché à la Grande-Bretagne au « Groupe de bombardement Lorraine », inutile de préciser qu’il a de suite sympathisé avec Sylvain lors de son séjour à Tahiti.

Conteur charismatique et journaliste passionné d’énigmes historiques, l’inimitable Alain Decaux réussit, grâce à ses émissions diffusées par l’ORTF, à communiquer aux Français sa passion pour l’Histoire. Entre d’innombrables sujets, il coécrit avec Bernard Borderie et Francis Cosne les films « Angélique et le Roy », grand succès populaire de nos mamans. Il se fait de nouveaux amis à Tahiti avec Sylvain et Jeanine.

Martine Carol, Parisienne jolie comme un cœur, appelée aussi Caroline Chérie, « sex-symbol » des années 50, est l’égérie du cinéma français. En 1957, Martine tombe amoureuse de Tahiti lors du tournage du film « Le Passager Clandestin ». Elle ne veut plus quitter l’île. Sylvain et Jeanine font partie de ses proches amis tahitiens.

Serge Reggiani, figure marquante du cinéma français, grand interprète de la chanson française, fait connaissance avec Sylvain lorsqu’il vient à Tahiti en 1953 pour le tournage du film « Le Passager Clandestin », avec Martine Carol.

Lors de son voyage à Tahiti, Tino Rossi, le chanteur de l’amour, se rendra chez les Sylvain pour un délicieux poisson cru que Jeanine lui aura préparé.

Capitaine de la 2e compagnie du 27è bataillon de chasseurs alpins durant la campagne des Alpes en 44-45, Maurice Herzog s’est fait connaître comme étant le premier Français à gravir l’Annapurna 8091 mètres mais à cause du froid, il perd les orteils et les doigts. Homme de confiance du général de Gaulle, il est secrétaire d’État à la Jeunesse et aux Sports lorsqu’il se rend à Tahiti. Sylvain le connaît personnellement.

Pierre Messmer, haut fonctionnaire engagé dans les FFL, ministre des Armées en 1960, se rend à Tahiti pour un voyage de reconnaissance du gouvernement de Gaulle. Madame Messmer et Jeanine avaient beaucoup sympathisé lors de ce voyage ministériel.

Georges Clouzot, grand scénariste dialoguiste des années 50, monstre du 7è art surnommé le « Hitchcock français » remporte plusieurs récompenses aux festivals de Venise, de Berlin et de Cannes avec « Quai des Orfèvres » – « Miquette et sa mère » – « Le Salaire de la Peur »… Il se retire à Tahiti pour écrire « L’Enfer », un film qu’il ébauchera en 1964 avec Romy Schneider transformée en pur objet de fantasme et dont Serge Reggiani sera la victime… Ce film ne se concrétisera pas, mais Claude Chabrol sortira sa propre version du film avec Emmanuelle Béart. Sylvain appréciait le talentueux Clouzot.

Roger Vadim, précurseur de la nouvelle vague d’artistes, réalisateur du film « Et Dieu créa la femme » avec Brigitte Bardot, se rend à Tahiti. Vadim, Sylvain et Jeanine sont les meilleurs amis du monde.

Compagne de Jean-Paul Belmondo, Ursula Andress déesse de l’amour des années 60 dans un James Bond, se rend à Tahiti pour une lune de miel. Le couple fait l’objet d’un reportage pour Paris Match signé Sylvain.

Jeanine transmet au célèbre cuisinier de France Raymond Oliver les secrets de la préparation du poisson cru au lait de coco.

Brigitte Bardot, Jean Sicurani, Marlon Brando, Jeanine, Jo Sicurani et ses enfants Aldo et Vanina, 1965

Brigitte Bardot, Gunther Sachs, Jeanine

Paul-Emile Victor, Jeanine, Maima

Jacques Martin et sa délicieuse compagne Danièle Evenou étaient de grands amis. Tous les ans, le couple venait chez Jeanine et Sylvain où ils passaient des soirées mémorables.

Sylvain et Colette Victor

Michèle Desmasures, Eddy Barclay, Alain Colas, 1974

La petite Mareva, Jeanine, Tila Breault

Marc Darnois n’était pas seulement un ami intime, mais aussi le protégé de Sylvain.

Éric Tabarly, Maima

Catherine Deneuve, Jeanine

Ingrid Richon, Claude Lelouch, Marie-Sophie L, Jeanine, 1987

Sylvain, Jeanine, Roger Vadim

Johnny Halliday, Jeanine

L’amiral Philippe de Gaulle et son épouse, lors de leur visite à Tahiti en 1969

Brigitte Bardot, Gunter Sachs

Le général de Gaulle et Tahiti

Les familles Adolphe Sylvain et de Gaulle ont des relations d’amitié qui datent du début du siècle dernier. Enfants, neveux et nièces du Général se retrouvent régulièrement au domicile familial de Valmondois à chanter de vieilles chansons avec Sylvain à la guitare. Dans un courrier retrouvé, Bernard et Sylvie nous parlent de Sylvain avec grande émotion. L’amiral Philippe de Gaulle et son épouse, lors de leur passage à Tahiti en 1969, avaient réservé une journée spéciale pour retrouver leur ami de jeunesse.

Lydie Adolphe, sœur de Sylvain, collabore avec le professeur René Cassin à la mise à jour du code civil immédiatement applicable en France par le futur gouvernement de l’homme de Londres. Le professeur René Cassin est membre du gouvernement de la France Libre, président du Conseil constitutionnel en 1958 et Prix Nobel de la Paix en 1968.

En 1956, invité par le conseiller maire Alfred Poroi, membre de l’Assemblée territoriale, de Gaulle arrive à Tahiti le 30 août. Tout naturellement, Sylvain retrouve le Général de Gaulle en comité restreint, ce qui intrigua certaines personnalités.

Après ces quelques notes liminaires, un retour sur les liens extraordinaires entre l’homme de la France Libre et Tahiti s’impose pour bien souligner le rôle considérable que la petite colonie perdue au milieu de l’océan Pacifique a joué en faveur du général de Gaulle à Londres et surtout par rapport aux Américains.

Lorsque le Maréchal Pétain prononce un discours officiel à la radio pour annoncer aux Français qu’il faut cesser le combat et fait part de son intention de demander à Hitler les conditions d’un armistice, de Gaulle irrité quitte la France à destination de Londres.

Le lendemain, il prononce sur les ondes de la BBC le fameux discours du 18 juin 1940.

Cet appel sera relayé dans le monde entier, jusqu’à Tahiti où il arrive via la radio de Suva.

Bien malgré elle, Tahiti se retrouve à nouveau comme en 14/18 en guerre contre l’Allemagne au côté de la mère patrie. Or la population se souvient avec angoisse du bombardement totalement incongru de la ville de Papeete par deux croiseurs allemands le matin du 22 septembre 1914.

C’est pourquoi les Tahitiens refusent massivement les directives du gouverneur Chastenet de Gery, à savoir respecter l’autorité de Vichy favorable au Troisième Reich. Cette hostilité au gouvernement de Vichy se confirmera de manière radicale lorsque l’appel du 18 juin leur parvient.

Galvanisées, les grandes familles influentes de l’île se rallient à de Gaulle.

Pour ce faire, elles organisent une consultation populaire d’où il ressort que 5 000 signatures sont favorables à de Gaulle contre 18 qui lui sont hostiles. Les Tahitiens expulsent les pro-Pétain dont le gouverneur Chastenet de Gery et proclament officiellement le ralliement de la colonie à la France Libre du général de Gaulle.

Winston Churchill manifestait beaucoup de sympathie pour la France, mais pas au point de rompre avec l’Amérique dans son soutien au Général.

Sauf que la situation va subitement changer lorsque le Japon attaque par surprise Pearl Harbor le 7 décembre 1941. L’Amérique constate alors avec stupeur que ses principales positions stratégiques dans l’océan Pacifique sont en partie neutralisées.

En effet, Honolulu vient d’être pilonnée par les forces japonaises, mais celles-ci ont également pris le contrôle de l’île de Guam, de l’atoll de Wake, des Marshall et des Philippines. De plus, les Anglais viennent de perdre Hong Kong et Singapour. L’Indonésie, comptoir des Pays-Bas, est également passée sous le joug du Japon.

Il ne restait plus aux Japonais qu’à envahir l’Australie et la Nouvelle-Zélande pour devenir les maîtres de tout l’Océan Pacifique.

L’Amérique stratégiquement affaiblie est alors bien obligée d’entrer en guerre contre le Japon et son allié allemand.

L’Amérique fait en quelque sorte bien malgré elle son entrée dans le conflit qui secoue la vieille Europe lui donnant la pleine dimension d’une seconde guerre mondiale.

Dès le mois de décembre 1941, les généraux américains s’organisent pour établir les points stratégiques de défense et de ravitaillement de leur armée. Inévitablement, l’hémisphère sud de l’océan Pacifique pose un problème puisque les Américains ne trouvent aucun endroit sûr où installer une base de défense, de ravitaillement et de stockage pour leur flotte dont le port d’attache Honolulu vient d’être endommagé sérieusement.

C’est la petite île de Bora Bora que les Américains identifient comme le meilleur port de cette zone du Pacifique Sud pour y accueillir leurs forces navales. Bora Bora se trouve à équidistance de l’Amérique et de la Nouvelle-Zélande et de l’Australie. Cette île dispose d’un immense lagon capable d’accueillir plusieurs bâtiments de guerre. Il n’y a qu’une passe pour pénétrer le lagon intérieur, donc facile à protéger. L’île montagneuse dispose d’un relief qui permet l’installation de plusieurs batteries pour protéger l’île de tous les côtés de la rose des vents.

Mais, grande surprise pour l’état-major américain, celui qui contrôle l’île de Bora Bora pour leur accorder l’autorisation d’installer la base américaine n’est autre que le fameux de Gaulle qui parle au nom de la France Libre mais que les Américains jusqu’alors dédaignent.

Secrètement, les accords sont pris entre l’état-major américain et de Gaulle.

Des conditions très particulières sont accordées au Général en contrepartie du libre-accès des Américains à Bora Bora. Il n’est pas impossible d’affirmer que la « carte Bora Bora », l’opération BOBCAT des Américains, est devenue un atout essentiel qui a donné l’opportunité à l’homme de la France Libre d’obtenir du grand Sam l’aide lui ayant permis d’armer la 2e DB du général Leclerc, qui, rappelons-le, regroupait 200 chars de combat, 4 200 véhicules, 600 canons, 2 000 mitrailleuses et des moyens financiers.

Avant de quitter Tahiti le 2 septembre 1956, de Gaulle dira :

« J’emporte de mon rapide voyage, non seulement beaucoup de souvenirs et une vive émotion qui ne s’effacera pas jusqu’à la fin de mes jours… »

A part Sylvain peu de personnes pourront apprécier l’étendue de cette dernière phrase que le général prononce avant de quitter Tahiti.

Nous reproduisons, en page suivante, l’intégralité du discours du général de Gaulle prononcé le 30 août 1956 à partir du kiosque de la place du maréchal Joffre à Papeete devant un large auditoire venu rendre hommage à l’homme du 18 juin.

Marc Darnois, John Martin ; la belle Jeanine couronne le général de Gaulle avec des fleurs selon la coutume tahitienne.

L’arrivée triomphale du général de Gaulle sur le front de mer de Papeete

Le général de Gaulle en visite dans la commune de Papara

Toutes les communes de Tahiti souhaitent recevoir l’homme du 18 juin.

Discours de bienvenue par le tavana de Papara avec John Martin et le gouverneur Toby

C’est par la mer en passant par le port de Papeete que le général arrive dans la capitale. Une pirogue royale précède la vedette de la marine nationale où se trouve de Gaulle et sa suite. Plusieurs dizaines de pirogues doubles montées par 16 hommes lui font hommage comme cela se faisait au temps de la reine Pomare.

Le général de Gaulle arrive en pirogue tahitienne à Moorea.

Discours prononcé par le général de Gaulle le jour de son arrivée à Tahiti, le 30 août 1956, place du maréchal Joffre

Il y a bien des années maintenant que je souhaitais de toute mon âme me trouver ici à Tahiti. C’est vous dire combien grande est mon émotion, combien grande aussi est ma fierté et ma satisfaction d’être aujourd’hui parmi vous et combien j’ai été touché des preuves de profonde sympathie que vous m’avez témoignées déjà depuis l’instant où j’ai pris pied sur votre rivage.

Tahiti, quand la France roulait à l’abîme, Tahiti n’a pas cessé de croire en elle. Vous étiez dans cet Océan aux antipodes de moi-même qui me trouvais comme un naufragé du désastre sur le rivage de l’Angleterre et en même temps, vous tous et moi, nous avons pensé et nous avons voulu la même chose. Nous avons pensé, et nous avons voulu que la France ne devait pas être serve, humiliée, honteuse, mais qu’il fallait lutter pour sa libération pour sa victoire et pour sa grandeur.

Depuis, les années ont passé et par toutes sortes de moyens le monde change. Il n’est pas difficile maintenant de voir quels sont les traits nouveaux que notre terre est en train de prendre. Ces traits nouveaux les voici, comme je les vois.

D’abord, il y a la tendance de toutes les entités ethniques populaires et nationales à garder leur caractère propre et à disposer d’elles-mêmes. Il y a en même temps la nécessité primordiale de se rattacher délibérément à un grand ensemble économique, culturel, politique, sans quoi chaque territoire tomberait vite dans la misère, serait la proie de l’ignorance et servirait de champ de bataille à tous les impérialismes du monde.

Un autre trait du monde nouveau, c’est l’établissement tout autour de notre terre de ce grand réseau de communications aériennes, navales, aéronavales, qui enserrent le monde et sans lequel, de plus en plus, on ne peut plus imaginer de relations humaines, d’échanges ni d’activités.

Le 3è trait de notre monde nouveau c’est le commencement du règne de l’énergie atomique qui apporte à tous les hommes à la fois d’immenses possibilités de progrès et une terrible menace.

Voilà bien, je crois, comment on peut exprimer les 3 conditions nouvelles dans lesquelles va maintenant marcher pour une période plus ou moins longue notre terre.

Eh bien ! dans le monde tel qu’il devient, Tahiti jusqu’à présent lointaine, isolée au milieu des mers, Tahiti tout à coup voit s’ouvrir un rôle important, un rôle nouveau sur le globe terrestre. Il n’est que de regarder la mappemonde et d’y tracer les communications aériennes de demain pour voir que Tahiti est nécessairement pour beaucoup de ces communications une étape indispensable et capitale, et, d’autre part, il n’est que d’imaginer les périls que la menace atomique fait peser sur la terre pour voir que Tahiti, là où elle est, entourée d’immensités invulnérables de l’Océan, Tahiti peut être demain un refuge et un centre d’action pour la civilisation toute entière. Voilà comment la transformation du monde à laquelle nous assistons donne à votre île, et aux îles qui l’entourent, une importance tout à coup très grande.

Eh bien ! ce destin nouveau qui lui est ouvert Tahiti y marchera avec la France ! Je sais bien que beaucoup aujourd’hui, et les Français les premiers, s’irritent quelquefois et même souvent de l’affaiblissement apparent et momentané de la France.

Quand on pense à ce qui est arrivé récemment et même depuis très longtemps en fait d’épreuves et de sacrifices, on ne peut pas être surpris par la régression momentanée de ce grand pays. Mais, moi, de la manière la plus désintéressée, je dis aux Tahitiens, je dis aux Polynésiens et je dirai aux Calédoniens, que la France, quelles que soient les apparences du moment, la France demeure un pays à la vie très profonde et très forte. La France a pu subir et aujourd’hui encore parfois recevoir des outrages de ceux-là même pour qui elle a fait le plus, mais la France n’en reste pas moins vivante et croyez-moi, tous les signes montrent que dans le lointain de l’avenir la France est appelée de nouveau à un très grand rôle mondial. Cela vous le savez, j’en suis sûr, et surtout vous le sentez, comme je le sens moi-même. C’est dire avec quelle confiance je suis venu vous voir. C’est dire avec quelle certitude je crois que votre pays doit continuer de faire la route avec la France vers le destin commun du progrès, du bonheur et de la grandeur.

Vive Tahiti, vive la République, vive la France !
Papeete, le 30 août 1956
Charles de GAULLE

Le général rend hommage aux valeureux soldats tahitiens morts pour la France.

XXth Century Fox - 1957

Mon cher ami,

Quelques lignes pour accompagner la lettre élogieuse de mon ami Frank, directeur de la publicité des studios XXth Century Fox - il a été enchanté de votre superbe travail, il dit que vous êtes un grand artiste et que personne n’a jamais fait mieux pour lui - toutes vos photos ont été agrandies en tailles gigantesques et celles en couleur seront utilisées sur des couvertures de magazines américains. Tous vos amis de l’équipe, Gardner et Guy en tête et Lloyd, Jack Gerstman, Till Jerry etc… se rappellent à votre bon souvenir et adressent leurs amitiés à Madame. Nous pensons tous à vous, parlons de vous et vous remercions encore pour votre généreuse hospitalité. Ma femme vous envoie aussi toutes ses amitiés. Tout le monde au studio est enchanté de votre travail et croyez bien que nous ne manquerons jamais de vous recommander à nos confrères.

Merci encore à vous. Excusez la présente tapée en vitesse mais je viens de terminer un « Paradise » et en recommence un autre et n’ai guère de temps à moi.

Espérant vous revoir bientôt, je vous envoie une bonne et amicale poignée de mains,

R Florey
11411 Ayrshire Road
Los Angeles, California

Gardner Mackay, héros du feuilleton américain « Captain Troy », chante pour Jeanine une chanson hawaienne avec son ukulele.

Les Révoltés de la « Bounty »
Anthony Hopkins, Mel Gibson

Accueil de la Bounty par les Polynésiens

Le lieutenant William Bligh, interprété par Anthony Hopkins

Fletcher Christian, interprété par Mel Gibson

Reconstitution de l’arrivée de la HMS Bounty en baie de Matavai pour les besoins du tournage des révoltés de la Bounty par la MGM.

Les timbres - La monnaie

L’apparition à Tahiti des premiers timbres affranchissant des courriers date de 1862, timbres de la série « Colonies françaises » émission générale (1859-1865, série de timbres dite à l’aigle impérial, papier teinté, vignettes non dentelées). Une autre série apparaîtra en 1871, celle à l’effigie de Napoléon III, sur papier teinté, vignettes non dentelées ; en 1871 également, est émise la série des Cérès, elles aussi non dentelées, puis les types Sage en 1877 et les types Alphée Dubois en 1881...

Il faut attendre 1892 pour que des timbres surchargés Océanie, spécifiques de Tahiti, apparaissent. La première série de trois vignettes dentelées avec des motifs polynésiens (portrait de vahine, Tahitiens préparant le coprah et vallée de la Fautaua –orthographiée Fataoua) date de 1913. En 1915 apparaissent les premiers timbres (type Sage) surchargés EFO, pour Établissements français de l’Océanie.

Dans les années trente, les motifs se diversifient, mais jusqu’en 1939, les timbres portent la mention « Établissements de l’Océanie ».

A partir de 1939, figurera la mention « Établissements français de l’Océanie ». Dès 1941, les vignettes sont surchargées « France Libre », Tahiti et ses îles ayant choisi de suivre l’appel du général de Gaulle.

Les derniers timbres des EFO datent de 1956. Après quoi, en 1958, sont émises les premières vignettes « Polynésie française », une série de cinq timbres représentant une vahine jouant du ukulele, un portrait d’homme couronné, un lanceur de patia, une vahine avec un coquillage et un couple de danseurs.

Dès 1948, les Postes avaient fait appel à l’artiste Jacques Boullaire pour donner aux timbres locaux un caractère artistique plus polynésien.

Cette quête de l’image idyllique d’une Polynésie heureuse va se poursuivre avec évidemment Sylvain lui-même.

En effet, à partir de 1958, l’Office des Postes de la Polynésie française fera appel régulièrement aux photographies de Sylvain pour ses vignettes dentelées. Ses premières apparitions philatéliques sont sans conteste des chefs d’œuvre. Sylvain ajoute déjà une empreinte très forte, la sienne, à l’imagerie polynésienne qui n’est pas en manque d’exotisme et de couleurs puisqu’un certain Paul Gauguin a précédé Sylvain sur cette route...

Les billets de banque sont illustrés d’après les photos de Sylvain

L’histoire de la monnaie en Polynésie française a fait l’objet d’un bel ouvrage signé de Christian Beslu. Cet auteur émérite relate avec des anecdotes pittoresques l’histoire très intéressante de la monnaie à Tahiti. Les premiers billets de banque édités par la Banque de l’Indochine apparaissent en 1914. Il s’agit d’un billet de cinq Francs ; le motif en rouge représente une femme casquée assise tenant un caducée. Puis on trouve un billet de vingt Francs en noir et blanc. Il faudra attendre cinquante ans pour que de beaux billets de banque apparaissent enfin à Tahiti. Ces nouveaux billets, depuis 1969, seront émis par l’Institut d’Émission d’Outre-mer et remplaceront toutes les autres coupures. Il s’agit de billets de cent Francs, cinq cents Francs et mille Francs. L’impression sera de type polychrome. Là encore, on retrouve la griffe de Sylvain : ses photographies auront été utilisées pour la réalisation des gravures qui apparaissent sur les billets de banque.

Noëlla avec sa guitare

Vue aérienne utilisée pour les billets de 100 Fcfp. La jeune femme ci-contre se prénomme Noëlla, épouse d’Émile Vernaudon.

La maison qui figure sur le billet de 1000 Francs

Papeete des années 1960, l’aéroport de Faa’a est opérationnel. On distingue, amarrée au quai du cabotage, la réplique de la fameuse « Bounty » que la MGM a fait venir à Tahiti pour le tournage des « Révoltés de la Bounty » avec Marlon Brando.

Gros plan sur le quai du cabotage avec les 2 entrepôts du service des douanes

Sylvain et le cinéma

À 18 ans, beau comme un dieu, Sylvain a été retenu pour jouer le rôle principal du film « Équipe »

Il s’agit d’un court métrage réalisé par Maurice Labro. Nous sommes en 1940 à la naissance de l’histoire du cinéma parlant avec des images synchronisées au son.

Ce film est une fiction commandée par le ministère de la Jeunesse et de la Famille. Il a une mission éducative destinée à sensibiliser les jeunes aux bienfaits de la vie communautaire, au travail manuel, à la formation d’atelier bois-fer. Sports, chants, chorales et veillées sont au menu des activités de base, auxquelles on ajoutera maints travaux d’utilité publique : défrichage, ouverture de routes, de canaux d’irrigation, assèchement de marais, préparation de bois de chauffage pour boulangeries, construction de baraquements, reconstruction de vieilles fermes… Les veillées sont l’occasion d’échanges entre hommes issus de tous les milieux. On prépare aussi des spectacles de théâtre, des sketches.

Le culte de l’honneur retrouvé par le travail collectif au service des autres constitue un idéal de fraternité qui est l’ADN des chantiers de jeunesse de cette époque.

À l’occasion du tournage de ce film, le jeune Sylvain fait son immersion dans le monde du cinéma qui le passionnera toute sa vie. Sylvain prend conscience qu’il est doué dans tous les métiers qui touchent au 7è art ; c’est pourquoi, au sortir de la guerre, il propose de réaliser un long métrage qui raconte son histoire vécue au combat. Celle de cet équipage de char qui puise sa volonté de lutte, son endurance et sa force invincible en souvenir de son chef disparu au feu face à l’ennemi.

Mais la guerre une fois de plus s’invite dans la vie de Sylvain, une autre guerre, en Indochine. Le projet du film qui raconte la fabuleuse histoire de cet équipage de char de la 2e DB n’aura pas de suite puisque Sylvain accompagne le général Leclerc en Extrême-Orient, non plus pour le protéger avec un char d’assaut mais armé de sa caméra et de son appareil photo en qualité de correspondant de guerre.

L’Indochine, et tout spécialement les ruines du temple d’Angkor perdu au cœur de la forêt cambodgienne qu’il découvrira lors de son périple auprès du général Leclerc, provoqueront un choc culturel tel pour Sylvain qu’il ne peut s’empêcher de raconter ce qu’il découvre de la civilisation khmère.

En 1946, il réalise son premier documentaire sur l’anastylose d’Angkor « Cité engloutie », film tourné en 35 mm. La direction des Musées de France va acquérir le film pour le diffuser dans les musées nationaux à Paris et en province.

Par le fait du hasard, l’Indochine propulse Sylvain à bord de l’aviso « Lagrandière » envoyé en mission pour faire l’état des lieux des possessions françaises dans le Pacifique Sud. Sylvain accepte volontiers de changer pour quelques temps son programme de travail qui prévoit qu’il se rende au Tibet avant de retrouver ses amis à Paris. Il remplace le photographe absent pour cette mission. Adieu Saigon, l’aviso laisse Bornéo sur bâbord, traverse l’équateur invisible, longe la Nouvelle-Guinée, s’élance dans l’immensité de la mer de Corail et le voilà pénétrant le joli port de Nouméa en Nouvelle-Calédonie. Le voyage reprend en direction de l’étonnant condominium des Nouvelles-Hébrides (Port-Villa, Port-Sandwich, Espiritu-Santo) puis c’est le royaume d’Ouvéa à Wallis avec le Lavelua, son roi si attachant. Enfin le périple tahitien s’annonce avec ses myriades de petites îles à visiter.

Mais Tahiti fait rêver tout l’équipage depuis longue date. Le bateau est sens dessus-dessous envoûté par le parfum des fleurs quand il accoste à Papeete.

Le capitaine Bureau ne s’était pas trompé s’adressant à Sylvain la veille de quitter Saigon : « tu ne reviendras pas ! » avait-il dit en martelant chaque syllabe. En effet, Tahiti l’enchante, il en parle comme du plus beau coin du monde, il y fera son nid. Le monde du cinéma fait plus que jamais partie de ses projets, mais nous sommes loin de toute métropole et les projets cinématographiques sont bien plus complexes à mettre en place. Cependant, le travail de Sylvain intéresse les grandes maisons d’édition et les sociétés de productions cinématographiques qui viennent à Tahiti.

Ainsi en 1955 Bernard Borderie se rapproche de l’homme de l’art pour réaliser une fiction intitulée « Tahiti ou la joie de vivre » avec Georges De Caunes, Roland Armontel et la belle Maea Flohr…

Sylvain est appelé par le réalisateur italien Folco Quilici pour réaliser une autre fiction intitulé « Paradis des hommes ». Ce film se veut être un extraordinaire voyage dans les îles polynésiennes.

1956, Francis Mazière se rapproche de Sylvain pour la réalisation de son film « Teiva, petit prince des îles ». C’est la vie idyllique d’un enfant de 6 ans (Revi Vaitoare) qui habite l’île de Maupiti. Il vit librement, se nourrit de noix de coco, joue sur le lagon avec des requins, se déplace tout seul sur une île voisine avec sa pirogue, découvre des chevaux sauvages et même un volcan…

1960, Paul Gégauff réalise un film inspiré d’une œuvre de Louis Stevenson « Le Reflux ». C’est l’histoire de trois aventuriers arrivés à Tahiti et qui tentent de convoyer une cargaison de bouteilles de champagne… Les acteurs ne sont pas des inconnus : Roger Vadim, Franco Fabizi, Serge Marquand.

Sylvain apportera son concours toujours très apprécié.

Sur les recommandations du directeur de LIFE Magazine, la MGM s’adresse à Sylvain pour la réalisation des « Révoltés de la Bounty » avec Marlon Brando dans le rôle titre. Son approche artistique sur les plans de tournage va être grandement appréciée par l’équipe technique de la MGM. On lui doit notamment la photographie aérienne de la baie de Matavai au milieu de laquelle se trouve le trois-mâts et plusieurs centaines de pirogues. Sylvain a eu l’idée de gravir le pylône de l’antenne de télécommunications pour avoir cette formidable vue qui immortalise à jamais cette scène.

Sylvain acteur du film « Équipe »

A. Sylvain filmographie

1961, le directeur de la FOX adresse à Sylvain une lettre élogieuse pour sa prestation durant le tournage à Tahiti de quelques épisodes du feuilleton « Adventure in paradise » du capitaine Troy. Quatre noms prestigieux signent le scénario de ce feuilleton à grand succès diffusé aux États-Unis en 91 épisodes de 52 minutes : James Michener, William Froug, Gene Levitt, John Kneubuh. Gardener McKay interprète le rôle du capitaine Troy. Il s’agit d’une série romanesque et policière d’un vétéran de la guerre de Corée qui, après les évènements, se retrouve à sillonner les îles du Pacifique Sud, capitaine à bord d’une goélette « Le Tiki ». Ses conquêtes féminines sont nombreuses, c’est l’aventure que tous les Américains de cette génération auraient aimé vivre … En France, cette série a connu un énorme succès.

1946 - Cité engloutie. Film documentaire en 35 m/m sur l’anastylose tourné à Angkor.

1952 - Huîtres perlières du Pacifique. Documentaire pour le professeur Gilbert Ranson du Museum National d’Histoire Naturelle de Paris.

1953 - Sportifs de Tahiti Documentaire pour la F.G.S.S. (Fédération Générale des Sociétés Sportives).

1954 - FILARIOSE A TAhiti. Documentaire pour l’association anti-filarienne.

1964 - Les jets à l’heure du rêve. Pour le compte de Pathé-Journal un reportage sur l’aéroport de Faa’a. Film couleur 35 mm.

1965 - PORT DE PAPEETE. Alors en construction, le port de Papeete fait l’objet d’un film commandé pour le compte de la Compagnie Française des Dragages par le Ministère de la France d’Outre-mer des Armées et du Commissariat à l’Énergie Atomique.

1966 - Atoll à l’Heure H. Reportage sur les expérimentations nucléaires françaises dans le Pacifique pour le compte des Établissements Cinématographiques des Armées.

1967 - Tahiti 67. Film couleur en 35 mm pour le compte du Ministère de la France d’Outre-mer. C’est un documentaire touristique destiné à être projeté à Montréal pour l’exposition internationale.

1974 - l’arbre, la vie et en tahitien te tumu raau, te ora. À la demande du Service de l’Économie Rurale, film sur la protection de la nature et le reboisement à Tahiti. Documentaire en couleur 35 mm.

1976 - MOLOKAI commandité par Jean-Claude Brouillet, film documentaire de 35 minutes sur les courses de pirogues à Molokai, Hawaii.

1977 - Manureva. Le vol libre en deltaplane fait son apparition à Tahiti. Court métrage diffusé à la télévision sur la chaîne publique FR3.

1981 - L’avion du bout du monde. Pour le compte de Air Tahiti ... Film documentaire de 30 minutes.

Ses dernières interventions dans le cinéma auront lieu en 1984 lors du tournage de la 3è version des « Révoltés de la Bounty » avec Mel Gibson dans le rôle du capitaine Fletcher Christian et Anthony Hopkins dans le rôle du lieutenant Bligh. La splendide vahine qui tourna la tête de Gibson sera magnifiquement interprétée par Tevaite Vernette.

Sylvain aura par ailleurs réalisé de nombreux films publicitaires.

Deux grands projets cinématographiques devaient donner une suite au feuilleton « Teva dans opération Gauguin » ; il s’agit des aventures de Teva dans les Mers du Sud et d’un long métrage intitulé « Mu, la civilisation engloutie ».

Teva à la barre du ‘’Iaorana’’

Musique François de Roubaix

« Les Aventuriers » avec Alain Delon et Lino Ventura était un des films culte de Sylvain. Il adorait la musique du film qui, il faut bien le dire est magnifique et signe un style musical totalement nouveau dans le cinéma. Sylvain se rapproche de François de Roubaix qui était le compositeur et lui explique ce qu’il attend de lui.

Passionné de plongée sous-marine, François de Roubaix s’entend de suite avec Sylvain pour composer la musique du film. Pour la chanson du générique que les Tahitiens adorent « Mareva Hoi Oe… », ce n’est autre que ma sœur Vaea qui fait cette splendide interprétation.

De la bande dessinée à Walt Disney

Dans le prolongement du feuilleton « Teva dans Opération Gauguin », Sylvain avait fait publier dans les Humanoïdes associés une bande dessinée dénommé « TEVA » dans la série « collection aventures ».

C’est la suite du feuilleton télévisé. Teva devenu jeune homme se lance dans le transport inter-îles avec une goélette dénommé « IAORANA » Ce projet, qui s’inspire des aventures du capitaine Troy, intéressait les Américains, si bien que la société Walt Disney avait publié les aventures de « TEVA » dans sa revue hebdomadaire pour jeunes, le « Journal de Mickey ».

Les disques

Tandis qu’Eddy Lund et Guilbert se spécialisent dans les chansons nouvelles, les airs de danse, nous, avec Marc, nous nous attachons à enregistrer dans les îles les airs et les chansons folkloriques des insulaires, enregistrements en 78 tours, bien sûr, sur disques souples que l’on regrave ensuite sur des disques « durs », en studio, où toute une équipe travaille avec nous : Nono Nouveau, Dédé Nouveau, Eliane Hirshon, Augustine…

Disque 33 tours « Folklore Taïtien » Mareva

Disque 33 tours « Happy Tahiti »

Disque 33 tours « Chants et danses de Tahiti » par le ballet polynésien Heiva

Disque 45 tours
« Tahiti je t’aime »

La photo d’art

Sylvain avec son Rollei,magnifie le mythe de la Vahine et met en images l’art de vivre des Tahitiens

présenté par son fils Teva - Papeete, Tahiti mai 2020

Sylvain a grandi près de la Butte Montmartre, dans cette pépinière d’artistes, ce repère de bohèmes et de cabarets, le creuset où se sont retrouvés les plus grands noms de l’avant-garde artistique et littéraire qui a façonné le monde de l’art. Monet, Cézanne, Delâtre, Van Gogh, Valadon, Apollinaire, Modigliani, Vlaminick, Lautrec, Gauguin, Picasso, Renoir y ont puisé l’essence de leur expression artistique.

Le monde des grands artistes était aussi celui de Sylvain. Il y est né et s’en est abreuvé. Sylvain est un artiste dans tous les sens du terme. C’est un créateur qui maîtrise la technique avec un sens aigu de la chose artistique dans tout ce qu’il entreprend, que ce soit dans le monde du théâtre, de la musique, de la photo, du cinéma et de l’écriture. Sylvain a le pouvoir de créer de la beauté avec tout ce qu’il touche ; il a toujours la volonté de nous montrer la beauté de la vie.

En 1946, lorsqu’il arrive à Tahiti, le mode de vie de la société polynésienne s’est déjà grandement calqué sur le modèle européen, en particulier dans la ville de Papeete qui est devenue le poumon économique de l’île où se retrouvent les commerçants, l’administration coloniale, le marché, les écoles, l’hôpital … Et de ce fait, la population de cette petite bourgade est loin de ressembler aux récits extravagants des premiers navigateurs.

Lui-même victime de l’image du mythe de la « Vahiné », il prend conscience que cette ville et sa population ne sont certainement pas une destination où des hommes venus d’ailleurs peuvent cueillir des jeunes femmes avides d’aventures.

Bien au contraire, il veut donner à cette image caricaturale un sens bien plus poétique, un sens qui va au-delà de l’expression naturelle des corps. Car c’est ainsi qu’il a perçu le mythe de la « Vahine » grâce à Jeanine, qui représente à ses yeux le summum de la grâce des Tahitiennes. Beauté résultant d’un délicieux mélange de toutes les couleurs de peau que cette planète a produit.

La « Vahine » n’est donc pas cette belle créature du genre féminin qui attend sagement au bord de l’eau adossée à un cocotier penché sur une plage de sable blanc. Mais puisque cette image persiste dans la mémoire collective, alors Sylvain va la reconstituer avec son appareil photo en la magnifiant, en la présentant avec les yeux de l’amour, l’amour de la vie, qui est différent de la volupté ou de l’érotisme. Les photos de « Vahine » de Sylvain peuvent être sensuelles, mais elles ne sont ni érotiques ni vulgaires. Si vous observez attentivement les yeux des « Vahines » que Sylvain présente, elles ont le regard de la tendresse et non celui de la sensualité.

Outre le fait de relever le mythe de la « Vahine » au rang du plus beau nu artistique, Sylvain s’attachera à séduire son public en présentant Tahiti, sa nouvelle terre d’accueil, dans un angle bien plus flatteur que la réalité.

L’exemple type de ce travail du photographe tient dans la photographie du pêcheur qui donne, au bout de son harpon, une belle carangue à sa dame. Tous les deux arborent un sourire joyeux, ce qui ne reflète pas une scène de la réalité. Cette photographie est une véritable création de l’esprit. C’est une œuvre d’art. Sylvain a souhaité montrer à son public une scène de la vie heureuse d’un couple tahitien qui va chercher son poisson dans le lagon devant chez lui. Car en réalité, c’est assez rare que la femme accompagne son homme à la pêche.

Par contre, s’il attrape une carangue de cette taille avec son harpon, le poisson ne sera pas donné dans les mains de sa « Vahine » pour éviter qu’elle ne se blesse avec les piquants des nageoires, car même transpercée par les pics du harpon, le poisson reste encore très remuant. Il sera donc déposé au fond de la pirogue. Le pêcheur s’assurera que la bête est morte pour éviter qu’elle ne retombe à l’eau en se débattant. Mais sur cette photo, la mise en scène n’est absolument pas visible ; seul demeure l’esprit de cette création qui a pour but de montrer la vie simple et heureuse d’un Tahitien avec sa « Vahine ». Cette photo portera en bas à droite la signature caractéristique de Sylvain.

Sylvain va réaliser de nombreuses scènes de la vie à Tahiti. Toutes ses créations seront minutieusement étudiées, préparées à l’avance. Les ingrédients essentiels qui vont apparaitre à l’image seront triés, les fleurs, le paréo au motif fleuri, un petit sourire aux lèvres, l’eau turquoise et transparente du lagon … Mais ce ne sera pas tout. Il faut aussi que les perspectives soient respectées comme la divine proportion du nombre d’or. L’horizon parfaitement droit toujours situé à un tiers de l’image. Les tons gris ne doivent pas laisser place au noir d’un contraste trop fort. La netteté, s’il fallait le dire, est de mise bien évidemment. Par ailleurs ne devra pas apparaître à l’image tout ce qui pourrait faire penser à la modernité. Par exemple la toiture en tôle d’une habitation, la bague métallique qui ceint le tronc d’un cocotier, un véhicule, une barrière ; tout cela est prohibé. Le contenu complet de l’image doit être exclusivement naturel.

Essentiel est le choix des personnages. Sylvain était subjugué par la beauté des Tahitiens. Les femmes et les hommes qui figuraient sur ses photos devaient être de pure souche polynésienne. Cette sélection naturelle était un critère de choix assez strict pendant les trois premières décennies de son arrivée à Tahiti. Ensuite il s’est laissé charmer par la beauté du métissage de la population.

L’avènement de la couleur dans la photographie est un critère de plus dans la création artistique de la photo Sylvain. Elle doit donc être forte, dense, tout en respectant la valeur des couleurs et comme pour la photo en noir et blanc, elle doit afficher une forte luminosité ; les ombres noires ne doivent donc jamais prendre le pas sur la couleur.

Les quelques photographies qui sont présentées ci-après dans ce livre ne sont qu’une infime partie de la collection de Sylvain que j’ambitionne un jour de pouvoir reconstituer dans son intégralité car ce sont les fruits de ses yeux avec sa sensibilité et celle de Jeanine. Ensemble, ils rendent un hommage éternel à l’art de vivre des Tahitiens.

Chronologie

1886 - 20 juillet

Naissance de Adolphe Schimsewitsh à Lodz - père de Sylvain

1886 - 18 décembre

Naissance de Jeanne Émilie Killian à Paris - Maman de Sylvain

1892 - 3 juillet

Naissance de Paul Vidal à Hiva Oa - Îles Marquises, père de Jeanine

1899 - 9 mars

Naissance de Théodora Handerson à Tahiti, maman de Jeanine

1913 - 12 janvier

Naissance de Lydie, Léa, Adolphe, sœur de Sylvain

1920 - 19 avril

Naissance de Adolphe dit Sylvain à Paris

1924 - 4 décembre

Naissance de Jeanine Vidal à Papeete

1926

Témoignage de satisfaction école Estienne, Sylvain a 6 ans

1930

Sylvain apprend à jouer de la guitare, il a 10 ans

Chronologie

1934

Primé au concours Lépine (Grue automatisée)

1935

Primé au concours Lépine (Limousine marine)

1940

Acteur principal dans le film «Équipe» de Maurice Labro.

1942

  • Quitte Paris - se rend en zone libre à Marseille
  • Pris par les Allemands - Emprisonné à Annecy
  • S’évade vers Isaba la frontière d’Espagne
  • Pris par les Espagnols, emprisonné pendant 6 mois au camp de Miranda de Ebro

1943 - 22 août

Engagement dans la 2e DB pour la durée de la guerre

1944

  • 22 avril

    Débarque Port Talbot Angleterre

  • 8 juillet

    Nommé caporal

  • 3 août

    Débarque plage Saint-Martin de Varreville

  • A partir du 10 août

    En action à Ballon - Alençon - Forêt d’Ecouves, Carrouges, Ecouché, Falaise-Argentan, Rambouillet-Limours

Chronologie

1944 (suite)

  • 25 aôut

    Prise de Paris par la Porte d’Orléans

  • A partir du 8 septembre.

    En action affaire Andelot-Blancheville, Chatel, Damas-aux-Bois, Rambevillers, Anglemont, Roville-aux-Chênes, Fauconcourt, Chenevières, Baccarat, Hablainville, Merviller, Brouville

  • 31 octobre

    Attaque de Brouville, 1ère citation à l’ordre du régiment

  • 23 novembre

    A empêché la destruction du Fort Joffre, 2e citation à l’ordre du régiment

1945

  • 31 janvier

    Bois Helsenheim, 3è citation à l’ordre du régiment

  • 7 février

    Envoyé en mission à Paris, puis rejoint sa compagnie et participe à la campagne d’Alsace jusqu’à la prise de Berchtesgaden

  • 7 août

    Carte de presse C.E.F.E.O au commissariat à l’information cabinet de Leclerc

  • Septembre

    En route vers l’indochine sur le Suffren

  • 12 décembre

    Démobilisé, entre au Commissariat à l’information, cabinet de Leclerc

Chronologie

1946

9 mars

Réalisation du film Angkor «La cité Engloutie»

28 août

Sylvain quitte Saïgon pour une tournée dans le Pacifique à bord du La Grandière

6 septembre

la Mer de corail

20 septembre

Nouméa

28 septembre

Port Villa, «Vanuatu»

1er octobre

Wallis

11 octobre

Ducos chez les Lépreux

15 octobre

Ouvéa

27 octobre TAHITI

Arrivée à Tahiti, journée inoubliable «La rencontre avec Jeanine».

5 novembre

tournée dans les îles. Les Marquises - Bora Bora - Raiatea - Autrales …

4 décembre

Sylvain annonce à sa maman qu’il va se marier

1947

10 décembre

Naissance de Vahinemoea, Jacqueline

Chronologie

1947

Août

Reportage du Kon Tiki diffusé dans le monde entier

1948

Participation à la création de l’ORTF à Tahiti

18 mars

Mariage Sylvain et Jeanine

1949

Création des disques «Mareva»

1950

Création magasin «Photo Service» avec pignon sur rue à Papeete

10 mai

Naissance de Eliane, Vaea, Tearai

1952

Réalisation du film «Huître perlière du Pacifique»

23 avril

Naissance de Turia, Hinano, Marie-Thérèse, Terangi

1953

Réalisation du film «Sportifs de Tahiti»

1954

Réalisation du film «Filariose à Tahiti»

23 mai

Naissance de Teva, Sylvain, Heremoana, Joël

Chronologie

1956

30 août

Reportage sur le voyage du général de Gaulle à Tahiti

1957

Participation au tournage du film “Les révoltés du Bounty” avec Marlon Brando

1963

9 avril

Naissance de Maïma, Tehani, Nadège

1964

Réalisation du film «Les jets à l’heure du rêve»

1965

Réalisation du film «Port de Papeete»

1966

Réalisation du film «Atoll à l’heure H»

1967

Réalisation du film «Tahiti 67»

1968 à 1970

Tournage du feuilleton «Teva dans Opération Gauguin»

1970

Diffusion du feuilleton «Teva dans Opération Gauguin» en N&B à Tahiti, en couleur en France

Chronologie

1974

Réalisation du film «L’arbre de vie - Te Tumu raau, Te Ora»

1976

Réalisation du film «Molokai»

1977

Réalisation du film «Manureva»

1981

Réalisation du film «L’avion du bout du monde»

1991 - 19 mars

Décès à Tahiti d’Adolphe SYLVAIN

Lorsqu’ils se sont échangés le premier regard, leur petit cœur s’est mis à battre la chamade, la petite étincelle s’est mise à jaillir dans leurs yeux … On dit des couples qui sont victimes du vrai coup de foudre que leur bonheur ne dure pas longtemps. Mais pour Jeanine et Sylvain, l’adrénaline qui monte ce jour-là ne cessera de monter en intensité. Toute leur vie durant, ils vont s’aimer ardemment en se laissant porter par le tourbillon de la passion. Certains appellent cela le bonheur à l’état pur, et nous pouvons le dire, ça n’existe pas que dans les contes de fées !

‘’Aux marches du Palais’’ fait partie de l’immense répertoire des chansons de Sylvain, mais ce jour-là, quand Sylvain va l’interpréter pour sa belle, il sait bien qu’elle a tant d’amoureux qu’elle ne sait lequel prendre, mais il sait aussi que personne ne saura séduire la belle aussi bien que lui.

Cette chanson, nous l’entendions souvent lors des fêtes et des anniversaires. Sylvain l’interprétait tellement bien, un peu comme si cette chanson avait été écrite pour eux deux seulement ! C’était toujours avec beaucoup d’émotion que nous l’écoutions chanter ; c’est pourquoi nous achèverons cet hommage à Sylvain et à Jeanine avec le texte de cette chanson.

Aux marches du palais

Aux marches du palais

Aux marches du palais

Y a une tant belle fille

Lon la. Y a une tant belle fille.

Elle a tant d’amoureux

Qu’elle ne sait lequel prendre.

C’est un petit cordonnier

Qui a eu sa préférence.

Et c’est en la chaussant

Qu’il lui fit sa demande.

La belle, si tu voulais,

Nous dormirions ensemble,

Dans un grand lit carré,

Couvert de toiles blanches.

Aux quatre coins du lit,

Un bouquet de pervenches.

Dans le mitan du lit,

La rivière est profonde ;

Tous les chevaux du roi

Y viennent boire ensemble.

Et là, nous dormirions

Jusqu’à la fin du monde.

Remerciements :

Dominique ARLES – Vincent ATIU – Jean-Louis BOISSIN – Tila BREAUD – Aline CARRAZ – Bernard COLLORIGLionel DUROY – Marc GONDOLFO – Renaud LEBLOND – Christophe LEGRAND – Benjy MIHIMANADavid MORGAN – Daniel PARDON – Moea SYLVAIN – Taina SYLVAIN – Vaea SYLVAIN – Marie-Jo SYLVAIN – Vaima SYLVAIN – Vatea SYLVAIN – Arcus USANG

Le Service des Archives Territoriales.

Les familles : Robert AUZELLE – Georges WEILS

Le personnel de la SA Pacific Promotion TahitiJeanne CONROY – Michel DESCUNS – Georges FOSTER – Antoine GIDROL – Miriama MARUTOA – Connie ROCHETTE – Tetua ROSENBLATT – Moea VIRAU ainsi que toutes celles et ceux qui n’ont pas été cités mais qui sont les amis ainsi que ceux qui ont travaillé pour notre papa Adolphe SYLVAIN.

EURL Teva Sylvain Production

BP 625 - Papeete 98713 - TAHITI

Polynésie française

Photographie : Adolphe Sylvain - Teva Sylvain

Copyright 2020 Teva SYLVAIN©